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LA CYROPÉDIE, LIV. II.

n’est-elle pas familière à l’homme ? c’est ainsi, que sans autre maître que la nature, l’animal sait se défendre ; le bœuf frappe de la corne, le cheval rue, le chien mord, le sanglier se sert de ses défenses : sans avoir fréquenté aucune école, ils se préservent de tout ce qui pourrait leur nuire. C’est ainsi que dès mon enfance je savais très bien parer un coup dont je me croyais menacé ; au défaut d’autres armes, j’opposais mes mains à celui qui voulait me frapper : j’employais ce moyen sans qu’on me l’eût montré ; quelquefois même on m’avait puni pour l’avoir employé dès mon enfance. Si j’apercevais une épée, je m’en saisissais : la nature seule m’avait indiqué par où il fallait la prendre ; car, loin de me l’enseigner, on me le défendait, comme d’autres choses que me défendaient mon père et ma mère, mais qui m’étaient commandées par un impérieux instinct : même quand je n’étais pas aperçu, je m’escrimais contre tout ce qui se rencontrait ; et cette action non seulement m’était aussi naturelle que de marcher et de courir, mais devenait pour moi un divertissement. Enfin, puisqu’avec nos nouvelles armes il faut moins d’art que de courage, comment ne nous empresserions-nous pas d’entrer en lice avec ces homotimes ? Les mêmes récompenses sont destinées à notre valeur ; cependant nous savons que nous avons moins à perdre qu’eux : ils risquent la vie la plus honorable et la plus délicieuse ; nous exposons nous autres une vie laborieuse, obscure, où je ne vois que misère. Ce qui, plus que tout le reste, excite mon courage, c’est que Cyrus me jugera ; juge sans envie, qui, j’en jure par les Dieux, chérit les braves gens autant que lui-même, et qui sent plus de plaisir à donner ce qu’il possède, qu’à le garder pour en jouir. Les homotimes, je le sais, sont fiers d’avoir été élevés à supporter la faim, la soif, le froid : ils ignorent donc que nous y avons été formés comme eux par un maître plus absolu, la nécessité qui ne nous a que trop bien instruits dans cette science. À la vérité, ils s’exerçaient à porter leurs armes, mais qui ignore combien l’art les a rendues légères ? et nous, nous étions souvent contraints de marcher, de courir avec des charges énormes ; de sorte qu’aujourd’hui ces mêmes armes me semblent plutôt des ailes qu’un fardeau. Je vous le déclare donc, Cyrus, je combattrai, et tel que vous me voyez, je prétends aux récompenses que j’aurai méritées. Pour vous, qui êtes ainsi que moi, de la classe inférieure, je vous exhorte à soutenir le défi que nous offrons à ces homotimes élevés avec tant de soin, à ces hommes qui sont maintenant engagés dans une lutte plébéienne. » Lorsque Phéraulas eut cessé de parler, plusieurs perses se levèrent pour appuyer les deux opinions : il fut décidé que chacun serait récompensé selon son mérite, et que Cyrus en serait le juge ; ce qui fut suivi.

Peu après Cyrus invite à souper une compagnie entière avec son taxiarque ; il l’avait vu diviser sa compagnie en deux bandes, puis les ranger en bataille, l’une vis-à-vis de l’autre : tous avaient la poitrine munie d’une cuirasse, le bras gauche d’un bouclier ; l’une des bandes était armée de grosses cannes, l’autre devait ramasser et jeter des mottes de terre. Quand tous étaient prêts, il donnait le signal du combat : aussitôt ceux-ci de lancer leurs mottes qui venaient frapper les cuirasses, les boucliers, les jambes et les cuisses de la bande opposée. Mais lorsqu’on se mesurait de près, la troupe armée de bâtons frappait tantôt sur les mains, les cuisses ou les jambes,