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XÉNOPHON.

tantôt sur la tête et le dos le ceux qui se baissaient pour ramasser des mottes ; enfin elle les mettait en déroute et les poursuivait, en les frappant, avec de grands éclats de rire. La première bande, à son tour, s’armant de cannes, traitait l’autre comme elle en avait été traitée. Cyrus agréablement surpris de l’obéissance des soldats et de l’invention du taxiarque qui tout à-la-fois exerçait et divertissait sa troupe, flatté d’ailleurs de ce que la victoire restait à ceux qui combattaient à la manière des Perses, les invita donc à souper. Lorsqu’ils entrèrent dans sa tente, il en vit plusieurs qui avaient ou la main ou la jambe bandée ; il leur demanda de quelle arme ils avaient été blessés. « Par les coups de mottes de terre, répondirent-ils. — Est-ce avant ou après vous être joints que vous les avez reçus ? Ils répliquèrent que c’était lorsqu’ils se battaient de loin, et qu’il n’y avait eu que du plaisir dès qu’ils s’étaient approchés. » Ceux qu’on avait blessés à coups de cannes s’écrièrent qu’il n’y avait point eu à rire pour eux dans la mêlée ; en même temps ils montrèrent des blessures, les uns à la main, les autres à la tête ou au visage : ensuite, comme on se l’imagine bien, ils se mirent à plaisanter sur leurs infortunes réciproques. Le lendemain toute la campagne fut couverte de soldats qui se livraient au même exercice ; et depuis ce temps ce fut leur amusement favori, quand ils n’avaient pas d’occupations plus sérieuses.

Un autre jour il vit un taxiarque qui ramenait sa compagnie des bords du fleuve, pour aller dîner, la faisait d’abord marcher sur une file, puis commandait à la seconde, à la troisième, à la quatrième escouade d’avancer : les quatre chefs se trouvaient ainsi au premier rang. Il ordonnait ensuite aux escouades de doubler les files, de manière que les dizainiers venaient en première ligne : enfin, par un second doublement, les cinquainiers y venaient aussi. Arrivé à la porte de la tente, il rangeait de nouveau ses soldats sur une seule file, et les faisait entrer un à un, d’abord ceux de la première escouade, ensuite ceux de la seconde, de la troisième, de la quatrième ; puis il leur ordonnait de se placer à table, dans l’ordre où ils étaient entrés. La patience et le zèle de ce taxiarque plurent tellement à Cyrus, qu’il l’invita de même à souper, lui et sa compagnie. « Seigneur, dit un autre taxiarque qui était du souper, n’inviterez-vous pas aussi la mienne ? car elle ne manque jamais, avant ses repas, à toutes ces évolutions : de plus, lorsque mes soldats sortent de table, le serre-file de la dernière escouade conduit l’escouade entière, de sorte que les derniers se trouvent à la tête ; le serre-file de la troisième escouade précède pareillement la sienne ; il en est de même de la seconde et de la première : par cette manœuvre, les soldats apprennent comment on fait retraite au besoin. Lorsque nous partons pour le lieu destiné à nos promenades, si nous allons vers le levant, je marche à leur tête, et chacun suit selon son rang ; la première escouade d’abord, puis la seconde, la troisième, la quatrième, enfin les dizaines et les cinquaines, aussi long-temps que je le désire : mais si nous tournons vers le couchant, le serre-file et les soldats de la queue se trouvent à la tête ; et quoique alors je me trouve à la queue, on ne m’en obéit pas moins : on s’accoutume par ce moyen à savoir ou conduire ou suivre. — Faites-vous souvent cette manœuvre ? — Toutes les fois qu’il faut souper. — Eh bien je t’invite à souper, toi et ta compagnie ; puisque tu l’exerces avant et après le repas, le jour et la nuit, puisque tu entretiens la vigueur du corps par l’exercice, en même temps que tu augmentes celle de l’âme