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LA CYROPÉDIE, LIV. V.

les ai vus donner beaucoup de choses dont il ne leur était pas avantageux de se priver, et désirer d’être délivrés de leur amour comme d’une maladie, sans pouvoir se guérir, liés par une puissance plus forte que des chaînes de fer. Aussi les amans se montrent-ils gratuitement esclaves de la personne qu’ils aiment ; et, malgré les tourmens qu’ils éprouvent, loin d’entreprendre de se soustraire à son empire, ils craignent sans cesse qu’elle ne leur échappe.

» — Ce que tu dis est vrai, telle est leur condition, repartit le jeune Araspe ; mais de tels amans sont des lâches : aussi se croient-ils assez malheureux pour désirer de mourir, quoique avec mille moyens de sortir de la vie, ils ne la quittent pas. Ce sont des hommes de ce caractère qui cèdent au désir de voler et de s’emparer du bien d’autrui : néanmoins quand ils ont ou volé ou dérobé, tu le sais, tu es le premier à leur en faire un crime, tu les punis sans miséricorde, parce qu’ils n’étaient point nécessités à voler. J’en dis autant de la beauté ; elle ne contraint pas à aimer, à commettre des actions injustes. Sans doute il est des hommes vils que leurs passions maîtrisent, et qui en accusent l’amour ; mais les hommes honnêtes et vertueux ont beau désirer de l’or, de bons chevaux, de belles femmes, ils savent s’en passer plutôt que de se les procurer par une injustice. Ainsi, quoique j’aie vu la captive susienne, et qu’elle m’ait paru très belle, je n’en suis pas moins ici à cheval près de toi ; je n’en remplis pas moins tous mes autres devoirs.

» — Cela est vrai ; peut-être l’as-tu quittée trop tôt, et avant le temps qu’il faut à l’amour pour prendre un homme dans ses filets. Pour moi, quoiqu’on ne se brûle pas à l’instant pour toucher le feu, que le bois ne s’enflamme pas tout-à-coup, je ne m’expose néanmoins ni à toucher le feu, ni à regarder une belle personne. Je ne te conseillerais pas, Araspe, de donner plus de liberté à tes regards ; car le feu ne brûle que par le contact, tandis que la beauté enflamme de loin ceux qui la regardent. — Rassure-toi, Cyrus ; quand je ne cesserais de contempler la belle captive, jamais je ne serai subjugué au point de rien faire qu’on puisse me reprocher. — Soit : garde-la donc comme je te l’ai recommandé ; prends-en soin : dans la suite il nous sera peut-être utile de l’avoir en notre puissance. »

Après cette conversation, ils se séparèrent. Le jeune Mède voyait dans la Susienne la plus belle des femmes ; il découvrait en elle d’excellentes qualités : il remarquait que s’il avait du plaisir à lui rendre des soins, elle ne les recevait pas avec indifférence ; qu’elle-même lui en rendait à son tour ; que quand il entrait dans sa tente, des esclaves, par l’ordre de leur maîtresse, prévenaient ses besoins ; que s’il était malade, rien ne lui manquait. Ces circonstances réunies produisirent ce qui devait naturellement arriver : Araspe fut pris par l’amour.

Cependant Cyrus, qui souhaitait que les Mèdes et les autres alliés restassent volontairement dans son parti, convoqua les principaux d’entre eux, et leur parla en ces termes : « Mèdes, et vous alliés ici présens, je sais que ce ne fut ni l’amour de l’argent, ni l’envie de servir Cyaxare qui vous rassembla sous mes drapeaux ; c’est par attachement et par estime pour moi, que vous avez voulu partager avec nous les fatigues et les dangers d’une marche de nuit. Je ne pourrais, sans injustice, me dispenser de la reconnaissance que je vous dois ; malheureusement je ne suis pas encore en état de