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XÉNOPHON.

la Bactriane, l’avait député vers ce prince, pour solliciter son alliance. Cyrus chargea donc Araspe de garder la princesse, jusqu’à ce qu’il la redemandât.

« Seigneur, lui dit Araspe sur cet ordre, as-tu vu la femme que tu confies à ma garde ? — Non, répondit Cyrus. — Et moi je l’ai vue, lorsque nous la choisissions pour toi. En entrant dans sa tente, nous ne la distinguâmes pas d’abord : elle était assise à terre, entourée de ses femmes, et vêtue comme elles. Mais ensuite, lorsque voulant savoir laquelle était la maîtresse, nous les eûmes regardées toutes avec attention ; quoiqu’elle fût assise, couverte d’un voile et les yeux baissés, nous remarquâmes une grande différence entre elle et les autres. Nous la priâmes de se lever. Ses femmes se levèrent en même temps : elle les surpassait toutes par sa stature et l’élégance de sa taille, et par les grâces qui brillaient en elle, quoiqu’elle fût simplement vêtue. Sa robe était baignée de ses larmes, qui coulaient jusqu’à ses pieds. Alors le plus âgé d’entre nous lui adressant la parole : « Rassurez-vous, princesse, la renommée nous apprend que votre époux est doué de grandes qualités : sachez néanmoins que celui à qui nous vous destinons, ne lui cède ni en beauté, ni en esprit, ni en puissance. Oui, si quelqu’un est digne d’admiration, c’est, selon nous, Cyrus, à qui vous appartiendrez désormais. »

» À ces mots, elle déchira le voile qui lui couvrait la tête, poussant, elle et ses femmes, des cris lamentables. Ce désordre nous ayant laissé voir la plus grande partie de son visage, son cou, ses mains, nous avons jugé qu’il ne fut jamais en Asie une mortelle aussi parfaitement belle : mais, Cyrus, il faut que tu la voies. — J’en suis beaucoup moins tenté, si elle est telle que tu la dépeins. — Pourquoi ? — Parce que si je me laissais, au seul récit de sa beauté, persuader de la voir, ayant peu de loisir, je craindrais qu’elle-même ne me persuadât plus aisément encore de la revoir, et que je ne négligeasse les affaires dont je dois m’occuper, pour me tenir sans cesse auprès d’elle.

» — Penses-tu, Seigneur, reprit Araspe en riant, que la beauté puisse contraindre un homme à agir contre son devoir ? Si la beauté avait ce pouvoir, ne l’exercerait-elle pas également sur tous ? Voyez le feu, il brûle tous ceux qui l’approchent, parce qu’il est de sa nature de brûler. Quant aux belles personnes, les uns en deviennent amoureux, les autres les voient d’un œil indifférent ; d’ailleurs, autant d’hommes, autant de goûts différens. L’amour dépend de la volonté ; on aime qui l’on veut aimer. Le frère n’est point amoureux de sa sœur, ni le père de sa fille ; et toutes deux ont d’autres amans : de plus, la crainte des lois peut réprimer l’amour. Mais si on publiait une loi qui défendît d’avoir faim quand on a besoin de manger, d’avoir soif quand on est altéré, d’avoir froid l’hiver, et chaud l’été, nulle puissance ne la ferait observer, parce que l’homme est naturellement subjugué par ces différentes sensations : l’amour, au contraire, est soumis à la volonté ; chacun attache librement son affection aux objets qui lui plaisent, de même qu’on aime de préférence tel vêtement, telle chaussure.

» — Si l’amour est volontaire, répliqua Cyrus, comment n’est-on pas maître de cesser d’aimer quand on le veut ? J’ai vu des gens pleurer de la douleur que l’amour leur causait, et néanmoins servir en esclaves l’objet de leur passion, eux qui, avant d’aimer, regardaient la servitude comme un très grand mal ; je