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LA CYROPÉDIE, LIV. V.

ascendant sur l’esprit de ceux qui sont à votre service, domestiques ou soldats, qu’ils aimassent mieux lui appartenir qu’à vous, lui sauriez-vous beaucoup de gré de la conduite qu’il aurait tenue pour se les attacher ? Tirons une autre comparaison de la chose du monde la plus chère aux hommes, et dont ils sont le plus jaloux. Qu’un homme, par ses assiduités, réussisse à se faire aimer de votre femme plus que vous, ce succès vous réjouira-t-il ? Je suis sûr que bien loin de vous réjouir, vous seriez mortellement blessé. Mais, et ceci a plus de rapport avec la position où je me trouve, si quelqu’un avait tellement gagné l’affection des Perses que vous avez amenés, qu’ils vous abandonnassent pour le suivre, compteriez-vous cet homme au rang de vos amis ? Vous le regarderiez, je crois, comme un ennemi qui vous eût fait plus de mal que s’il eût tué une partie de vos soldats.

» Allons plus loin. Si un de vos amis à qui vous auriez dit, par honnêteté, prenez de mes biens ce qu’il vous plaira, s’avisait de prendre, à la faveur de cette offre, tout ce qu’il pourrait emporter, et s’enrichissait ainsi à vos dépens, vous laissant à peine le nécessaire, n’auriez-vous point de reproche à lui faire ? Si vos torts avec moi ne sont pas précisément les mêmes, ils diffèrent peu. Vous convenez qu’aussitôt que je vous eus permis d’emmener ceux de mes sujets qui voudraient vous suivre, vous partîtes avec toutes mes troupes, et que vous me laissâtes seul. Vous m’apportez aujourd’hui le butin que vous avez fait, aidé de leur secours, et vous m’annoncez qu’avec le même secours vous avez étendu ma domination ; ainsi, n’ayant eu personnellement aucune part à vos exploits, je me présente ici comme une femme, pour recevoir les dons que des étrangers et mes propres sujets viennent m’offrir : enfin, on vous juge digne de commander ; moi, l’on m’en croit incapable. Sont-ce là, Cyrus, des services signalés ? Si mes véritables intérêts vous étaient chers, vous auriez surtout évité avec le plus grand soin, de porter la moindre atteinte à mon honneur et à mon autorité. Que m’importe, en effet, que mes frontières soient reculées, si je suis déshonoré ? Car si j’ai maintenu jusqu’ici les Mèdes dans mon obéissance, je le dois, non à une supériorité réelle de talens, mais à l’opinion où ils étaient, que nous autres souverains nous leur sommes en tout supérieurs.

» — Au nom des Dieux, mon cher oncle, reprit Cyrus en l’interrompant, si jamais j’ai fait quelque chose qui vous fût agréable, accordez-moi la grâce que je vous demande ; cessez de m’accuser présentement. Quand vous m’aurez éprouvé, si vous reconnaissez que mes actions ont eu pour objet vos intérêts, aimez-moi comme je vous aime, et avouez que je vous ai bien servi : si vous trouvez le contraire, plaignez-vous de moi. — Soit, dit Cyaxare, vous avez raison ; j’y consens. — Me permettez-vous, reprit Cyrus, de vous embrasser ? — Oui, si vous le voulez. — Vous ne détournerez donc point votre visage, comme vous venez de faire ? — Non. » Cyrus l’embrassa.

À cette vue, les Mèdes, les Perses, les alliés, qui tous étaient inquiets de l’issue de cet entretien, firent éclater leur joie. Les deux princes montèrent à cheval : les Mèdes, au signe que Cyrus leur fit, se mirent en marche à la suite de Cyaxare ; les Perses suivirent Cyrus, et furent suivis eux-mêmes du reste des alliés.

Lorsqu’on fut arrivé au camp, on conduisit Cyaxare dans la tente qu’on lui avait dressée ; et tout ce dont il pouvait avoir besoin fut préparé par les