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LA CYROPÉDIE, LIV. VII.

jusqu’aux arts, que l’on considère comme la source de l’opulence. D’ailleurs, quand tu auras vu ce que les habitans te présenteront, tu seras maître de changer d’avis et de te décider pour le pillage : en attendant, charge quelqu’un des tiens d’aller retirer mes trésors des mains de ceux à qui j’en ai confié la garde. »

Cyrus approuva le conseil de Crésus, et résolut de s’y conformer : puis, lui adressant la parole : « Dis-moi maintenant, je te prie, à quoi ont abouti les réponses de l’oracle de Delphes : car on assure que tu as toujours honoré particulièrement Apollon ; qu’en toutes choses tu te conduis par ses inspirations. Plût au ciel, répartit Crésus ! mais je n’ai eu recours à lui qu’après avoir fait tout le contraire de ce qu’il fallait pour mériter ses faveurs. — Comment ? ce que tu dis-là m’étonne. — Avant de le consulter sur mes besoins, j’ai voulu éprouver si on pouvait se fier à ses oracles : or, les Dieux, ainsi que les hommes vertueux, sont peu disposés à aimer ceux qui leur marquent de la défiance. Ayant ensuite reconnu ma témérité, et ne pouvant aller moi-même à Delphes à cause de l’éloignement, j’envoyai demander au Dieu si j’aurais des enfans. Il ne répondit rien. Je lui offris quantité d’or, quantité d’argent ; j’immolai en son honneur un grand nombre de victimes ; et, croyant l’avoir apaisé, je lui demandai ce que je devais faire pour obtenir d’avoir des enfans. Il répondit que j’en aurais, et il ne me trompa point. Je devins père mais je n’en ai retiré aucun avantage. De deux fils, il m’en reste un qui est muet ; l’autre, né avec d’excellentes qualités, est mort à la fleur de l’âge.

Accablé du chagrin que me causait ce double malheur, je renvoyai demander au Dieu ce qu’il fallait que je fisse pour vivre heureux jusqu’à la fin de ma carrière. Voici quelle fut sa réponse :

connais-toi, Crésus, tu vivras heureux.

Cet oracle me combla de joie, je crus que les Dieux m’accordaient le bonheur : en le faisant dépendre d’une chose si facile. On peut, me disais-je, connaître ou ne connaître pas les autres ; mais il n’y a pas d’homme qui ne se connaisse lui-même. Depuis ce moment, et tant que j’ai vécu en paix, la mort seule de mon fils m’a donné lieu d’accuser la fortune. Ce n’est qu’en prenant les armes contre toi à la sollicitation du roi d’Assyrie, que je me suis vu exposé à toute sorte de dangers : cependant, comme je m’en suis heureusement garanti, je n’accuse pas le Dieu ; car dès que j’eus reconnu que je n’étais pas en état de résister, je me retirai sans échec, moi et les miens, grâces à la protection de ce Dieu. Peu de temps après, enorgueilli de mes richesses, gagné par les prières et les dons de plusieurs nations qui me pressaient d’être leur chef, séduit par des hommes qui me disaient, pour me flatter, que tous, si je voulais commander, m’obéiraient, que je serais le plus grand des mortels ; enflé de ces propos, me voyant appelé au commandement général par tous les rois circonvoisins, je l’acceptai ; je crus que je parviendrais au faite de la gloire. C’était bien mal me connaître, que de me croire capable de soutenir une guerre contre Cyrus, Cyrus descendant des Dieux, issu du sang des rois, et formé dès l’enfance à la vertu ; tandis que le premier de mes aïeux qui fut roi, passa, dit-t-on, de l’esclavage sur le trône : certes, pour m’être ainsi méconnu, c’est avec justice que je suis puni. Aujourd’hui enfin je me connais mieux : mais crois-tu que l’oracle d’Apollon soit encore véritable, cet oracle qui m’annonçait que je serais heu-