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XÉNOPHON.

reux dès que je me connaîtrais moi-même ! Je te fais cette question, parce qu’il me semble que tu peux y répondre sur-le-champ : il ne tient qu’à toi de justifier l’oracle.

Toi même, dit Cyrus, conseille-moi sur cela : car quand je considère ta félicité passée, je suis attendri sur ta situation présente. Je te rends donc ta femme, tes filles (j’apprends que tu en as), tes amis, tes serviteurs ; ta table sera servie comme elle l’a été jusqu’ici : seulement je t’interdis la guerre et les combats. — Par Jupiter, ne cherche pas d’autre réponse à ma question : si tu fais ce que tu dis, je jouirai désormais de cette vie paisible qu’à mon avis on a raison de regarder comme la plus heureuse. — Et qui jamais a joui de cette vie fortunée ! Ma femme, répliqua Crésus : elle a toujours partagé mes biens, mes plaisirs, mes amusemens, sans se donner aucune peine pour se les procurer, sans se mêler ni de guerre, ni de combats. Puisque tu parais me destiner l’état que je procurais à celle qui m’est plus chère que le monde entier, je crois devoir envoyer au Dieu de Delphes de nouveaux témoignages de ma reconnaissance. » Cyrus admirait dans ces paroles sa tranquillité d’âme. Depuis ce jour, il le menait avec lui dans tous ses voyages, soit pour en tirer quelque service, soit pour s’assurer mieux de sa personne.

Chap. 3. Après cet entretien, les deux princes allèrent se reposer. Le lendemain, Cyrus convoqua ses amis et les chefs de l’armée : il commit les uns pour recevoir les trésors de Crésus ; il enjoignit aux autres de mettre à part pour les Dieux ce que les mages ordonneraient, d’enfermer le reste dans des coffres, et de les charger sur des chariots ; puis de distribuer les chariots au sort, et de les faire marcher à la suite de l’armée, partout ou l’on irait, afin d’avoir toujours sous la main de quoi récompenser chacun suivant son mérite.

Pendant qu’on exécutait cet ordre, il fit appeler quelques-uns de ses gardes, et leur demanda si aucun d’eux n’avait vu Abradate : « Je suis surpris qu’il ne paraisse point, lui qui avait accoutumé de se rendre si souvent auprès de moi. Seigneur, répondit un des gardes, il ne vit plus ; il est mort dans le combat, en poussant son char au milieu des Égyptiens. On rapporte que les autres conducteurs de chars, excepté ses compagnons, ont tourné le dos, quand ils ont vu de près les troupes égyptiennes. On dit aussi que sa femme, après avoir enlevé son corps qu’elle a mis sur le chariot dont elle se sert ordinairement, vient de le transporter sur les bords du Pactole. On ajoute que cette princesse, assise par terre, soutient sur ses genoux la tête de son mari qu’elle a couvert de ses beaux vêtemens, pendant que ses eunuques et ses domestiques lui creusent un tombeau sur une éminence voisine. » À ce récit, le prince frappa sa cuisse, et sautant sur son cheval, il courut, accompagné de mille cavaliers, à ce douloureux spectacle. Il ordonna d’abord à Gadatas et à Gobryas de le suivre au plus tôt, et d’apporter ses plus riches ornemens, pour en revêtir cet ami mort au champ d’honneur ; ensuite à ceux qui avaient des bœufs, des chevaux, ou toute autre espèce de bétail, d’en mener un grand nombre dans le lieu où il allait et qu’on leur désignerait, afin de sacrifier aux mânes d’Abradate.

Dès qu’il aperçut Panthée couchée à terre, et le corps de son époux étendu à ses côtés, un torrent de larmes coula de ses yeux : — Âme généreuse et fidèle, te voilà donc pour jamais séparée de nous ! — En proférant ces mots, il prend la main du mort, elle reste dans