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ARRIEN, LIV. IV.

les injures de Clitus, Alexandre s’élance sur lui ; on le retient. Il appelle alors à grands cris ses Hypaspistes, et comme ils n’avançaient point, il s’écria : « Me voilà donc comme Darius retenu par d’autres Bessus ! Il ne me reste de roi que le nom. » Il échappe alors aux bras de ceux qui l’entourent, saisit ou reçoit la pique d’un de ses gardes, et perce Clitus.

Aristobule ne rapporte point l’origine de cette querelle ; il rejette tout le tort sur Clitus : il raconte qu’au moment où Alexandre, dans son transport, s’élança pour le tuer, Clitus avait été entraîné hors de l’enceinte par Ptolémée ; mais qu’il ne put rester dans le poste où il avait été contraint de se retirer, et qu’entendant Alexandre appeler Clitus à haute voix, il revint en disant : « Le voici Clitus. » À ces mots, il fut percé du trait mortel.

Je blâme Clitus d’avoir outragé son prince, je plains Alexandre de s’être livré à deux passions indignes du sage et du héros, la colère et l’ivrognerie ; et je le loue ensuite d’avoir, sur-le-champ, passé du crime au repentir.

Quelques historiens rapportent qu’appuyant de suite la base de la pique contre la muraille, et, tournant la pointe vers son cœur, il voulut terminer aussitôt une vie souillée par le meurtre de son ami. On ne trouve ce fait que chez un petit nombre ; le plus grand s’accorde sur les détails suivans. Retiré dans sa tente, il arrosa sa couche de larmes ; le nom de la victime sortait de sa bouche au milieu des sanglots, et s’adressant à la sœur de Clitus qui avait été sa nourrice : « Ma seconde mère ! que ton fils a bien reconnu tes soins ! ton fils a vu périr les tiens pour lui, et il a tué ton frère de sa main ! Je suis… le meurtrier de mes amis. » Pendant trois jours il refusa toute nourriture, et ne prit aucun soin de sa personne.

Les prêtres de répandre qu’il fallait ici reconnaître le courroux de Bacchus, indigné qu’Alexandre eût négligé ses honneurs. Trop heureux de pouvoir rejeter son crime sur la colère céleste, Alexandre sacrifie à Bacchus, aussitôt que ses amis l’eurent déterminé à accepter de la nourriture. Il faut le louer du moins de n’avoir point fait trophée de sa vengeance, de n’avoir point cherché à pallier cet excès, mais d’avoir reconnu en homme sa faiblesse. On ajoute que le sophiste Anaxarque s’avança pour le consoler, et à la vue de sa désolation, s’écria en souriant : « Les sages ont dit que la justice était éternellement assise à côté de Jupiter, ce qui nous annonce que la volonté des Dieux est toujours juste ; la volonté des rois ressemble à celle des Dieux. » L’orgueil d’Alexandre reçut cette consolation.

Pour moi je le regarde alors comme coupable d’une erreur plus grande encore que la première, s’il a cru qu’une pareille maxime pût être celle d’un philosophe. En effet, les actions d’un roi doivent moins régler la justice, que la prendre pour règle.

Chap. 4. On dit aussi qu’Alexandre voulut se faire adorer comme un Dieu, et passer pour le fils d’Ammon, plutôt que pour celui de Philippe. Déjà plein d’enthousiasme pour ces usages et les peuples de l’Asie dont il avait emprunté le costume, il n’avait pas besoin, pour arriver à ce dernier excès, d’y être poussé par des sophistes, par un Anaxarque ou par le poète grec Agis.

Callisthène d’Olynthe, disciple d’Aristote et de mœurs sévères, le désapprouvait hautement, et avec raison : mais il faut cependant blâmer l’orgueil qui lui faisait dire, s’il faut en croire quelques