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POLYBE, LIV. III.

dèle aux avis d’Amilcar son père, il ne voulait pas se brouiller ouvertement avec les Romains, qu’il ne fût auparavant paisible possesseur du reste de l’Espagne. Pendant ce temps-là les Sagontins, craignant pour eux et prévoyant le malheur qui devait leur arriver, envoyaient à Rome courriers sur courriers, pour informer exactement les Romains des progrès que faisaient les Carthaginois. On fut long-temps à Rome sans faire grande attention à ces progrès ; mais alors on fit partir des ambassadeurs pour s’éclairer sur la vérité des faits.

Annibal, après avoir poussé ses conquêtes jusqu’où il s’était proposé, revint faire prendre à son armée ses quartiers d’hiver à Carthagène, qui était comme la ville capitale de la nation, et comme le palais de cette partie de l’Espagne qui obéissait aux Carthaginois. Là, il rencontra les ambassadeurs romains, et leur donna audience. Ceux-ci, prenant les dieux à témoin, lui recommandèrent de ne pas toucher à Sagonte, qui était sous leur protection, et de demeurer exactement en deçà de l’Èbre, selon le traité fait avec Asdrubal. Annibal, jeune alors, et passionné pour la guerre, heureux dans ses projets, et animé depuis long-temps contre les Romains, répondit, comme s’il eût pris le parti des Sagontins, qu’une sédition s’était depuis peu élevée parmi eux, qu’ils avaient pris les Romains pour arbitres, et que ces Romains avaient injustement condamné à mort quelques-uns des magistrats ; qu’il ne laisserait pas cette injustice impunie ; que de tout temps la coutume des Carthaginois avait été de prendre la défense de ceux qui étaient injustement persécutés. Et en même temps il dépêchait au sénat de Carthage pour savoir comment il en agirait avec les Sagontins, qui, fiers de l’alliance des Romains, en usaient mal avec quelques-uns des sujets de la république. En un mot, il ne raisonnait pas et n’écoutait que la colère et l’emportement qui l’aveuglaient. Au lieu des vraies raisons qui le faisaient agir, il se rejetait sur des prétextes frivoles, égarement ordinaire de ceux qui, s’inquiétant peu de la justice, n’écoutent que les passions par lesquelles ils se sont laissé prévenir. Combien n’eût-il pas mieux fait de dire qu’il fallait que les Romains rendissent la Sardaigne aux Carthaginois, et les déchargeassent du tribut qu’ils leur avaient injustement imposé dans les temps malheureux où ceux-ci avaient été chassés de cette île, et qu’il n’y aurait de paix entre eux et les Carthaginois qu’à cette condition ! Il est résulté de là que, pour avoir caché la vraie raison qui lui mettait les armes à la main, et en avoir allégué une qui n’avait nul fondement, il a passé pour avoir commencé la guerre, non-seulement contre le bon sens, mais encore contre toutes les règles de la justice.

Les ambassadeurs, ne pouvant plus douter qu’il ne fallût prendre les armes, firent voile pour Carthage, dans le dessein de demander aux Carthaginois, comme ils avaient fait à Annibal, l’observation du traité conclu avec son oncle. Mais ils ne pensaient pas qu’en cas que ce traité fût violé, la guerre dût se faire dans l’Italie ; ils croyaient plutôt que ce serait en Espagne, et que Sagonte en serait le théâtre. Le sénat romain, qui se flattait de la même espérance, prévoyant que cette guerre serait importante, de longue durée, et fort éloignée de la patrie, crut qu’avant toutes choses il fallait mettre ordre aux affaires d’Illyrie.

Demetrius de Pharos, oubliant les bienfaits qu’il avait reçus des Romains,