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POLYBE, LIV. VI.

horrible aux vaisseaux voisins, et expose celui dont elle trouble la manœuvre à un péril évident. Aussi en voit-on qui, après avoir traversé de vastes mers, et essuyé les tempêtes les plus affreuses, viennent faire naufrage au port et échouer contre la terre. C’est une image fidèle de la république d’Athènes. Après avoir échappé quelquefois aux secousses les plus terribles, par la bonne conduite du peuple et de ceux qui le gouvernaient, on l’a vue, dans le calme même, se briser imprudemment contre les écueils les plus visibles. Laissons donc là ces deux républiques, où la multitude dispose de tout au gré de ses passions : dans la première, tout se fait avec précipitation et avec aigreur ; dans l’autre, on donne trop à la force et à la violence.

Passons à celle de Crète, et examinons un peu ce qu’en assurent les plus habiles historiens de l’antiquité, Éphore, Xénophon, Callisthène et Platon. Ils disent premièrement qu’elle est semblable à celle de Lacédémone, et en second lieu qu’elle mérite des louanges. Il me semble qu’ils se sont trompés sur l’un et l’autre point : on en pourra juger par ce que je vais dire. Je commence par la différence que je trouve entre ces deux républiques. Trois choses caractérisent en particulier celle de Lacédémone : la première est l’égalité des biens en fonds de terre, dont il n’est permis à personne de posséder plus qu’un autre, et qui doivent être également distribués entre tous les citoyens ; la seconde est le mépris que l’on y fait des richesses, mépris qui bannit la jalousie, née ordinairement de l’inégalité des richesses que possèdent les citoyens. Enfin, chez les Lacédémoniens, les enfans des rois succèdent à la dignité de leurs pères, et ceux qu’on appelle gérontes, et par les avis desquels tout se règle et s’exécute, conservent cette autorité jusqu’à la mort. Chez les Crétois rien de semblable : il leur est permis par la loi d’acquérir des fonds de terre tant qu’il leur plaît, sans qu’aucunes bornes leur soient prescrites. Parmi eux, les richesses sont en si grande estime, que non-seulement il est nécessaire d’en amasser, mais encore que rien ne fait plus d’honneur. En un mot, le honteux amour du gain et des richesses s’est tellement établi parmi eux, que cette île est le seul pays au monde où le gain, de quelque nature qu’il soit, passe pour honnête et pour légitime. Enfin la magistrature chez eux est annuelle, et s’exerce comme dans le gouvernement populaire. Ces deux républiques sont donc entièrement opposées l’une à l’autre, et je ne conçois pas comment ces historiens ont pu dire qu’elles se ressemblaient. Je leur passe de n’avoir pas aperçu ces différences ; mais, après avoir montré fort au long que Lycurgue est le seul législateur qui ait bien connu d’où dépendaient la force et la durée d’un gouvernement ; que, toute république ne se soutenant que par la valeur dans la guerre et l’union parmi les citoyens, Lycurgue, en bannissant de la sienne le désir des richesses, en a banni aussi la discorde et la dissension, et que c’était pour cela que le gouvernement de Lacédémone l’emportait sur tous les autres de la Grèce : voyant au contraire que, chez les Crétois, la passion des richesses y produit, je ne dis pas seulement des divisions particulières, mais encore des séditions générales, des meurtres et des guerres civiles, comment, malgré une différence si considérable, ont-ils osé dire que ces deux gouvernemens étaient semblables ? Cependant Éphore traitant de ces deux républiques, en parle en mêmes termes,