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POLYBE, LIV. X.

exhorta sa compagnie à courir à son secours. Celle-ci ayant peur et hésitant à avancer, lui-même s’élance avec fureur sur les ennemis. Ses soldats sont obligés malgré eux de le soutenir ; les ennemis se dispersent, épouvantés, et le père sauvé contre toute espérance, reconnaît à haute voix devant toute l’armée, qu’il doit la vie à son fils.

Cette action lui ayant mérité la réputation d’un homme sur l’intrépidité duquel on pouvait compter, dans la suite, il n’y eut pas de périls où il ne se jetât, toutes les fois que la patrie lui remit le soin de sa défense et de ses intérêts. Cette conduite n’est pas, ce semble, d’un capitaine qui se repose de tout sur la fortune ; elle suppose dans lui toutes les qualités nécessaires pour commander.

Une autre action brillante suivit de près la première. Son frère aîné, Lucius Scipion, briguait l’édilité. C’est chez les Romains la dignité la plus honorable à laquelle les jeunes gens puissent aspirer, et l’usage réclame que les deux citoyens à qui l’on donne cette charge soient patriciens. Il y en avait alors un grand nombre qui la briguaient. D’abord Publius n’osa pas demander cette magistrature pour son frère. Mais quand le temps des comices approcha, réfléchissant d’un côté que le peuple ne penchait pas en faveur de Lucius, et de l’autre, qu’il en était lui-même fort aimé, il pensa que le seul moyen de procurer l’édilité à son frère, était de la demander tous deux ensemble. Pour faire entrer sa mère dans ce sentiment, car il ne s’agissait de gagner que la mère, parce que le père était alors parti pour aller commander en Espagne, il s’avisa de cet expédient. Pendant qu’elle allait dévotement de temple en temple, qu’elle faisait aux dieux des sacrifices pour son aîné, qu’en un mot, elle était dans une grande inquiétude sur l’effet de ses prières, il lui dit que déjà deux fois le même songe lui était arrivé, qu’il lui semblait que, faits édiles, son frère et lui, ils étaient revenus tous deux de la place au logis, qu’elle était venue au devant d’eux jusqu’à la porte, et quelle les avait tendrement embrassés. Un cœur de mère ne peut être insensible à ces paroles : « Puissé-je, s’écria-t-elle, puissé-je voir un si beau jour ! — Voudriez-vous, ma mère, que nous fissions une tentative ? » lui dit Scipion. Elle y consentit, ne s’imaginant pas qu’il fût assez hardi pour cela, et prenant ce qu’il avait dit pour une plaisanterie de jeune homme. Cependant Scipion donna ordre qu’on lui fit une robe blanche, telle qu’ont coutume de la porter ceux qui briguent des charges ; et, un matin que sa mère, encore au lit, ne pensait plus à ce qui s’était passé, il se revêt pour la première fois de cette robe, et se présente en cet état sur la place. Le peuple qui, dès auparavant, le considérait et lui voulait du bien, fut agréablement surpris d’une démarche si extraordinaire. Il s’avance au lieu marqué pour les candidats ; il se met à côté de son frère, et aussitôt tous les suffrages se réunissent, non seulement en sa faveur, mais encore en faveur de son frère à sa considération. Ils retournent au logis. La mère est avertie du fait ; transportée de joie, elle vient à la porte recevoir ses deux fils, et vole entre leurs bras pour les presser sur son cœur.

Après cet événement tous ceux qui avaient ouï parler des songes de Scipion, crurent d’abord que jour et nuit il avait des entretiens avec les dieux. Cependant les songes n’y étaient entrés pour rien. Naturellement bienfaisant, magnifique en ses largesses, affable et

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