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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/714

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POLYBE, LIV. X.

caressant, par ces qualités il s’était concilié la faveur du peuple. Il sut aussi saisir avec un heureux à-propos l’occasion qui lui était offerte par sa mère et par ses concitoyens, et parvint ainsi, non-seulement à se faire nommer édile, mais encore à passer pour avoir été dans la candidature de cette dignité, inspiré par les dieux. Quand par un défaut de jugement, ou par manque d’expérience, ou par négligence on ne peut ni savoir saisir les occasions favorables ni pénétrer les causes et les différentes phases des événemens, on ne manque pas d’attribuer aux dieux et à la fortune, des actions qui ne sont dues qu’à la sagacité que donnent la réflexion et la prévoyance. C’est de quoi il était bon d’avertir mes lecteurs, de peur que, trompés par la fausse idée que l’on s’est faite de Scipion, ils ne fissent pas assez d’attention à ce qu’il y avait en lui de plus beau et de plus admirable ; son adresse et son application infatigables aux affaires, vertus qui dans la suite seront mises encore dans un plus grand jour.

Pour revenir aux affaires d’Ibérie, ayant fait assembler les troupes il leur dit : « Qu’il ne fallait pas s’épouvanter du dernier échec que l’on avait reçu ; que ce n’était point par la valeur des Carthaginois que les Romains avaient été vaincus, mais par la trahison des Celtibériens, sur la foi desquels les chefs s’étaient trop légèrement séparés les uns des autres ; que les ennemis se trouvaient aujourd’hui dans les mêmes circonstances ; qu’ils s’étaient partagés pour les différentes expéditions ; que les traitemens indignes qu’ils faisaient à leurs alliés les leur avaient tous aliénés et leur en avaient fait autant d’ennemis ; qu’une partie de ceux-ci avaient déjà traité avec lui par députés ; que le reste, non pas à la vérité par amitié, mais pour tirer vengeance des insultes des Carthaginois, viendrait avec joie, à la première lueur d’espérance et dès qu’on verrait les Romains au-delà de l’Èbre, que les chefs des ennemis n’étant pas d’accord entre eux, ne voudraient pas se joindre pour le venir combattre, et que combattant séparément ils plieraient au premier choc ; que toutes ces raisons devaient les animer à passer le fleuve avec confiance, et qu’ils se reposassent du reste sur les autres chefs et sur lui-même. »

Après ce discours, ayant laissé à Marcus Silanus qui commandait avec lui, cinq mille hommes d’infanterie, et cinq cents chevaux pour secourir les alliés d’en deçà du fleuve, il passa de l’autre côté avec le reste de l’armée sans rien découvrir à personne de son dessein, étant dans la résolution de ne rien faire de ce qu’il avait dit aux soldats. Or ce dessein était d’emporter d’emblée Carthage-la-Neuve.

Premier trait, mais en même temps trait des mieux dessinés du tableau que nous tracions tout à l’heure de Scipion ! Il n’a encore que vingt-sept ans, et les affaires dont il se charge sont des affaires dont les échecs précédens ne laissaient espérer aucun succès. Engagé à les soutenir, il quitte les routes frayées et connues de tout le monde, et s’en ouvre de nouvelles que ni ses ennemis ni ceux qui le suivent ne peuvent deviner ; et ces nouvelles routes, il ne les prend jamais qu’après de mûres réflexions.

Informé avant de partir de Rome que son père n’avait été vaincu que par la trahison des Celtibériens et parce que l’armée romaine avait été partagée, il commença dès lors à ne plus craindre les Carthaginois, comme la plupart des Romains le faisaient, et à s’animer par l’espérance d’un meilleur