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POLYBE, LIV. XI.

Carthage en Espagne ; combien il s’est toujours montré digne fils de Barcas, et avec quelle force d’esprit il a toujours soutenu le poids de ses malheurs et de ses défaites. Nous ne parlerons ici que des divers combats où il s’est trouvé, et c’est à cet égard qu’il est digne surtout qu’on le considère et qu’on s’étudie à l’imiter.

La plupart des généraux et des rois, lorsqu’il s’agit de donner une bataille générale, n’aiment à se représenter que la gloire et l’utilité de la victoire ; ils ne pensent qu’à la manière dont ils en useront avec chacun, en cas que les choses réussissent selon leurs souhaits : jamais ils ne se mettent devant les yeux les suites malheureuses d’une défaite ; jamais ils ne s’occupent de la conduite qu’ils devront garder dans les revers de fortune ; et cela, parce que l’un se présente de soi-même à l’esprit, et que l’autre demande beaucoup de prévoyance. Cependant cette négligence à faire des réflexions sur les malheurs qui peuvent arriver, a souvent été cause de ce que des chefs, malgré le courage et la valeur des soldats, ont été honteusement vaincus, ont perdu la gloire qu’ils avaient acquise par d’autres exploits, et ont passé le reste de leurs jours dans la honte et dans l’ignominie. Il est aisé de se convaincre qu’il y a un grand nombre de généraux qui sont tombés dans cette faute, et que c’est au soin de l’éviter que l’on reconnaît surtout combien un homme est différent d’un autre. Le temps passé nous en fournit une infinité d’exemples.

Asdrubal a tenu une tout autre conduite. Tant qu’il a pu, d’après de bonnes raisons, espérer faire quelque chose qui fût digne de ses premiers exploits, il n’a songé à rien de plus dans les combats qu’à sa propre conservation ; mais depuis que la fortune lui eut ôté toute espérance pour l’avenir, et qu’elle l’eut comme renfermé dans le dernier moment, sans rien négliger de ce qui pouvait contribuer à la victoire, soit dans la disposition de son armée, soit dans le combat même, il ne laissa pas que de prévoir comment, en cas qu’il fût défait, il céderait à la nécessité présente, sans rien souffrir qui pût déshonorer ses premières actions : bel exemple pour ceux qui sont chargés de la conduite d’une guerre. Ils doivent apprendre de là deux choses : la première à ne pas tromper, en s’exposant témérairement, les espérances de ceux qui ont mis en eux leur confiance ; et la seconde, à ne point joindre l’infamie aux malheurs par un trop grand amour pour la vie.

Les Romains, après cette victoire, pillèrent le camp des ennemis. Quantité de Gaulois y étaient couchés sur la paille et y dormaient plongés dans l’ivresse ; ils les égorgèrent comme des victimes. Ils assemblèrent aussi tous les prisonniers, et il en revint au trésor public plus de trois cents talens. On compte qu’il resta sur le champ de bataille au moins dix mille hommes tant Carthaginois que Gaulois, et deux mille seulement de la part des Romains. Quelques-uns des principaux Carthaginois furent faits prisonniers, tout le reste fut passé au fil de l’épée.

Cette nouvelle venue à Rome, on souhaitait tant qu’elle fût vraie, que d’abord on ne pouvait la croire. Mais quand plusieurs courriers eurent appris non-seulement la victoire, mais encore le détail de l’action, toute la ville fut transportée de joie ; chacun s’empressa à orner les lieux sacrés, les temples furent remplis de gâteaux et de victimes pour les sacrifices ; en un mot, on reprit tant de confiance, que l’on crut qu’Annibal, qu’on redoutait si fort au-