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POLYBE, LIV. XV.

ple à jamais mémorable de la clémence et de la générosité des Romains. Ils ajoutèrent que Scipion et son conseil, à qui tout cela était encore présent, ne pouvaient comprendre comment les Carthaginois avaient oublié ce qui s’était dit alors, et avaient osé violer les sermens et la trève dont on était convenu ; qu’on était presque certain que c’était le retour d’Annibal qui leur avait inspiré cette hardiesse, mais que rien n’était moins sensé ; qu’il y avait déjà plus d’un an qu’Annibal, sorti d’Italie, s’était retiré auprès de Lacinium ; qu’enfermé là et presque assiégé il n’avait pu qu’à peine s’esquiver pour repasser en Afrique ; que quand même il serait revenu victorieux et donnerait bataille aux Romains, après les deux qu’ils avaient perdues, ils devaient se défier des succès qu’ils se promettaient de l’avenir, et qu’en se flattant de vaincre, il fallait aussi penser que l’on pourrait bien être encore vaincu. En ce cas quels dieux auraient-ils à invoquer ? que diraient-ils pour toucher de compassion leurs vainqueurs ? Après tant de fourberie et d’impudence il ne leur resterait plus rien à espérer ni des dieux ni des hommes. Ce discours prononcé, les ambassadeurs se retirèrent.

Il y eut peu de Carthaginois qui fussent d’avis de l’exécution du traité. La plupart, tant de ceux qui gouvernaient la république que de ceux qui composaient le conseil, déjà choqués de la dureté des lois qu’on leur avait imposées, souffraient impatiemment les hauteurs et la fierté des ambassadeurs. D’ailleurs on ne pouvait se résoudre à restituer les vaisseaux qui avaient été pris, et à se défaire des munitions dont ces vaisseaux étaient chargés. Mais la principale raison était qu’ayant Annibal à opposer aux Romains, ils ne doutaient presque pas que la victoire ne tournât de leur côté. La multitude fut donc d’opinion de renvoyer les ambassadeurs sans daigner leur répondre ; mais comme ceux qui étaient à la tête des affaires voulaient, de quelque manière que ce fût, renouveler la guerre, ils tinrent conseil ensemble, et le résultat fut de dire qu’il fallait avoir soin que les ambassadeurs retournassent en sûreté dans leur camp. Ils firent équiper, en effet, deux galères pour les escorter ; mais en même temps ils envoyèrent à Asdrubal qui commandait la flotte des Carthaginois dans le voisinage d’Utique, pour l’avertir de tenir des vaisseaux prêts non loin du camp des Romains, afin que quand les galères d’escorte auraient quitté les ambassadeurs, il tombât sur le vaisseau qui les conduisait et le coulât à fond. Ils les renvoyèrent ensuite, donnant ordre à ceux qui montaient les galères, aussitôt qu’ils auraient passé l’embouchure de Bagrada, d’où l’on pouvait voir le camp des ennemis, de les laisser là et de revenir à Carthage. L’escorte, suivant cet ordre, ne fut pas plutôt arrivée à l’endroit marqué, qu’elle prit poliment congé des Romains, les embrassa et reprit la route de Carthage. Les ambassadeurs, sans rien soupçonner de ce départ précipité, eurent seulement quelque peine qu’on les eût quittés sitôt, dans la pensée que c’était par mépris qu’on l’avait fait. Dès que l’escorte se fut séparée, les Carthaginois sortent de leur embuscade et viennent les attaquer avec trois galères. Ils ne pouvaient de l’éperon frapper leur vaisseau, parce qu’il coulait au-dessous, ni venir à l’abordage, parce qu’on les repoussait avec vigueur ; mais, voltigeant tout autour, ils tuèrent et blessèrent beaucoup de gens de l’équipage, jusqu’à ce qu’enfin les Romains voyant quelques-unes de leurs troupes qui fourrageaient