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tinctif du génie d’Annibal, sa grande aptitude pour juger le caractère des généraux qu’il avait en tête. Mais obligé de combattre un peuple infatigable, et dont les forces, comme celles de l’hydre, semblaient se décupler à chaque blessure, le général carthaginois, pour qui le moindre échec devenait irréparable, ne pouvait livrer un combat, qu’il n’en eût fait le sujet d’une profonde méditation.

S’il parvint à connaître son ennemi, au point de pouvoir tirer parti de ses faiblesses, c’est qu’il n’ignorait pas qu’on ne doit jamais omettre les passions des hommes dans tout calcul de probabilité. Qui jamais mieux qu’Annibal sut juger un terrain, le préparer, pour ainsi dire, et le rendre si glissant à son adversaire, que, se croyant sans cesse environné de piéges, il dut nécessairement perdre de sa confiance et de sa valeur !

Nous en trouvons un exemple bien mémorable dans la rencontre qui suivit celle du Tésin. Publius Scipion, encore souffrant de sa blessure, désirait éviter une bataille, et donnait des raisons très sensées à l’appui de son opinion.

Par ce moyen, disait-il, on forçait l’ennemi à hiverner chez les Gaulois, peuples légers, inconstans, qui se fatigueraient bien vite de voir tomber sur eux le fardeau de la guerre, lorsqu’on les avait flatté de l’espoir de s’enrichir avec les dépouilles de l’Italie. L’armée d’Annibal ne pouvait manquer de s’affaiblir ; une défensive prudente de la part des Romains, augmentait, au contraire, la force des deux armées consulaires, puisque les généraux allaient mettre le temps à profit pour exercer les nouveaux soldats.

Certainement, ce parti était le plus sage, et Annibal le savait bien. Mais il comptait sur la fougue de l’autre consul Sempronius qui, se fiant trop sur le nombre des troupes, brûlait du désir de s’illustrer par une victoire éclatante, et peut-être même croyait terminer cette guerre durant l’année de son consulat. Afin d’augmenter son ardeur et ses espérances, le carthaginois plia finement devant lui dans une escarmouche légère, et porta ainsi au plus haut degré l’orgueil qui maîtrisait Sempronius.

La Trebbia coulait entre les deux armées[1]. Annibal, qui avait étudié son terrain, reconnut qu’il se trouvait séparé de l’ennemi par une plaine rase et découverte, dans laquelle serpentait un ruisseau dont les bords étaient garnis de broussailles épaisses. La disposition de ce ruisseau lui paraissant propre à une embuscade, il y fit cacher Magon, son frère, avec une troupe d’élite, composée de mille chevaux et de mille fantassins.

Mais il s’agissait d’attirer Sempronius dans la plaine. Pour y parvenir, Annibal donna ordre à ses Numides de traverser la Trebbia vers la pointe du jour, et de parader sous les lignes du consul. Les troupes carthaginoises avaient mangé de bonne heure, les chevaux étaient pansés, les armes se trouvaient en bon état.

Sempronius n’avait pris aucune de ces précautions. Il ne manqua pas toutefois de lâcher sa cavalerie, avec ordre de commencer l’affaire ; il la fit suivre par six mille vélites, et lui-même, avec le reste de ses troupes, sortit enfin du camp. Mais les Numides avaient ordre de repasser la rivière, et de fuir en désordre devant les troupes du consul.

Il tombait une neige épaisse ; on était en plein hiver. Cependant les Romains partirent pleins d’ardeur et d’impa-

  1. Voyez l’Atlas.