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POLYBE, LIV. XXX.

qu’on avait connu dans l’armée en Macéloine, et qui passait pour être ami de la république. On fit même plus qu’il n’attendait, on alla au-devant de lui, et il entra dans la ville suivi d’un cortége très-nombreux. Tous ces honneurs, dont il ne pénétrait pas la véritable raison, enflèrent ses espérances. Peu s’en fallut qu’il n’oubliât ses vrais intérêts, et qu’il ne fit à tout le royaume de Pergame un tort irréparable. La plupart des Romains n’avaient plus ni estime ni affection pour Eumène. Sur les conférences qu’il avait eues avec Persée, ils s’étaient persuadé que ce Pergaménien n’était pas de bonne foi dans leur parti, et qu’il n’épiait que l’occasion de se déclarer contre eux. Pleins de ces préventions, quelques Romains des plus distingués, dans les entretiens particuliers qu’ils avaient avec Attalus, lui conseillaient de ne pas faire mention du sujet pour lequel son frère l’avait envoyé, et de ne parler que de ce qui le regardait lui-même ; ils lui faisaient entendre que le sénat, à qui Eumène était odieux, voulait lui former un royaume, et l’établir dans un état qui lui serait propre. Ces mauvais conseils piquèrent l’ambition du jeune prince, il prenait plaisir à ces sortes de discours ; la chose alla si loin qu’il promit à quelques-uns des principaux de Rome, que dans le sénat il demanderait qu’on lui donnât une partie du royaume de son frère.

Il était prêt à commettre cette faute, lorsque arriva auprès de lui le médecin Stratius, qu’Eumène, qui avait quelque soupçon de l’avenir, avait envoyé à Rome avec ordre d’employer tous les moyens possibles pour empêcher qu’Attalus n’écoutât ceux qui le porteraient à partager le royaume. Ce médecin, homme prudent, habile à persuader, et en qui Eumène avait beaucoup de confiance, prit Attalus en particulier, et lui dit tout ce qui pouvait le détourner d’un dessein si pernicieux. Il en vint à bout, mais ce ne fut pas sans peine. Il lui représenta qu’il était autant roi que son frère ; qu’ils avaient tous les deux un pouvoir, une autorité égale ; qu’il n’y avait entre eux deux d’autre différence, sinon qu’il n’avait ni le diadème ni le titre de roi, mais que son droit à la succession du royaume était incontestable, et que le temps de succéder n’était pas éloigné ; que la faible santé d’Eumène le menaçait sans cesse d’une mort prochaine, et que ce prince n’ayant pas d’enfans mâles (car on ne connaissait point encore alors le fils naturel qu’il avait et qui régna dans la suite), il ne pourrait, quand il en aurait le dessein, laisser le royaume à d’autres qu’à celui de ses frères qui le suivait immédiatement. Stratius ajouta que ce qui le touchait principalement était le péril où Attalus exposait le royaume de Pergame. « Vous aurez, vous et votre frère, lui disait-il, de grandes grâces à rendre aux dieux immortels, si, d’accord ensemble et agissant de concert, vous pouvez chasser de vos états les Gaulois qui menacent de les envahir ; que serait-ce donc si la discorde vous séparait l’un de l’autre ? Il est clair que cette division renversera totalement le royaume, qu’elle vous fera perdre la puissance dont vous y jouissez maintenant, qu’elle ruinera toutes les espérances que vous avez pour l’avenir, qu’elle dépouillera vos frères du royaume et de tout le pouvoir qu’ils y exercent à présent. »

Ces raisons et autres semblables firent impression sur Attalus ; il renonça aux ambitieux projets qu’il avait formés. Entré dans le sénat, sans parler contre son frère et sans demander qu’on partageât le royaume de Pergame, il se contenta de féliciter le sénat sur la victoire