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POLYBE, LIV. XXXII.

persés dans différentes villes, les deux fils de Paul-Émile, Fabius et Publius Scipion, demandèrent avec instance au préteur que je demeurasse auprès d’eux. Pendant que j’y étais, une aventure assez singulière servit beaucoup à serrer les liens de notre amitié. Un jour que Fabius allait au forum, et que nous nous promenions Scipion et moi d’un autre côté, ce jeune Romain, d’une manière douce et tendre, et rougissant tant soit peu, se plaignit de ce que, mangeant avec lui et son frère, j’adressais toujours la parole à Fabius et jamais à lui. « Je sens bien, me dit-il, que cette indifférence vient de la pensée où vous êtes, comme tous nos citoyens, que je suis un jeune homme inappliqué et qui n’ai rien du goût qui règne aujourd’hui dans Rome, parce qu’on ne voit pas que je m’attache aux exercices du forum, et que je m’applique aux talens de la parole. Mais comment le ferais-je ? On me dit perpétuellement que ce n’est point un orateur que l’on attend de la maison des Scipions, mais un général d’armée. Je vous avoue que votre indifférence pour moi me touche et m’afflige sensiblement. » Surpris d’un discours que je n’attendais pas d’un jeune homme de dix-huit ans : « Au nom des dieux, lui dis-je, Scipion, ne dites pas, ne pensez pas que si j’adresse ordinairement la parole à votre frère, ce soit faute d’estime pour vous ; c’est uniquement parce qu’il est votre aîné que depuis le commencement des conversations jusqu’à la fin je ne fais attention qu’à lui, et parce que je sais que vous pensez de même l’un et l’autre. Au reste, je ne puis trop admirer que vous reconnaissiez que l’indolence ne sied pas à un Scipion. Cela fait voir que vos sentimens sont fort au-dessus de ceux du vulgaire. De mon côté, je m’offre de tout mon cœur à votre service. Si vous me croyez propre à vous porter à une vie digne du grand nom que vous avez, vous pouvez disposer de moi. Par rapport aux sciences pour lesquelles je vous vois du goût et de l’ardeur, vous trouverez des secours suffisans dans ce grand nombre de savans qui viennent tous les jours de Grèce à Rome : mais pour le métier de la guerre, que vous regrettez de ne pas savoir, j’ose me flatter que je puis plus que personne vous être de quelque utilité. » Alors Scipion, me prenant les mains, et les serrant dans les siennes : « Oh, dit-il, quand verrai-je cet heureux jour, où libre de tout engagement, et vivant avec moi, vous voudrez bien vous appliquer à me former l’esprit et le cœur ! C’est alors que je me croirai digne de mes ancêtres. » Charmé et attendri de voir dans un jeune homme de si nobles sentimens, je ne craignis plus rien pour lui, sinon que le haut rang que tenait sa famille dans Rome, et les grandes richesses qu’elle possédait, ne gâtassent un si beau naturel. Au reste, depuis ce temps-là il ne put plus me quitter ; son plus grand plaisir fut d’être avec moi ; et les différentes affaires où nous nous sommes trouvés ensemble ne faisant que serrer de plus en plus les nœuds de notre amitié, il me respectait comme son propre père, et je le chérissais comme mon propre enfant.

Ce que Scipion souhaita d’abord et rechercha avec le plus d’ardeur, fut de se faire la réputation d’homme sage et rangé dans ses mœurs, et de surpasser de ce côté-là tous les Romains de son âge. Autant cette ambition était noble, autant il était difficile à Rome d’y persévérer. La plupart y vivaient dans un dérangement étrange. L’amour des deux sexes y emportait la jeunesse aux excès