Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 4, 1846.djvu/1141

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venable et la justesse du discernement.

Un général doit être doux et n’avoir aucune espèce d’humeur ; ne savoir ce que c’est que la haine ; punir sans miséricorde et surtout ceux qui lui sont les plus chers ; mais jamais ne se fâcher ; être toujours affligé de se voir dans la nécessité de suivre à la rigueur les règles de la discipline militaire et avoir toujours devant les yeux l’exemple de Manlius ; s’ôter de l’idée que c’est lui qui punit et se persuader, à lui-même et aux autres, qu’il ne fait qu’administrer les lois militaires. Avec ces qualités il se fera aimer, craindre et sans doute obéir.

Les parties d’un général sont infinies : l’art de savoir faire subsister une armée, de la ménager ; celui de se placer de façon qu’il ne puisse être obligé de combattre que lorsqu’il le veut ; de choisir ses postes ; de ranger ses troupes en une infinité de manières ; enfin, de profiter du moment favorable qui se trouve dans les batailles et qui décide de leur succès ; toutes ces choses sont immenses et aussi variées que les lieux et les hasards qui les produisent.

Pour les voir, il faut qu’un général d’armée ne soit occupé de rien un jour d’affaire. L’examen des lieux et celui de son arrangement pour ses troupes doivent être prompts comme le vol d’un aigle. Sa disposition doit être courte et simple ; il doit se contenter de dire : La première ligne attaquera, la seconde soutiendra, ou tel corps attaquera et tel soutiendra.

Il faudrait que les généraux qui sont sous lui fussent bien bornés s’ils ne savaient pas exécuter cet ordre et faire la manœuvre qui convient, chacun à sa division. Ainsi le général ne doit pas s’en occuper ni s’en embarrasser ; car s’il veut faire le sergent de bataille et être partout, il sera précisément comme la mouche de la fable, qui croyait faire marcher un coche.

Il faut donc qu’un jour d’affaire un général d’armée ne fasse rien : il en verra mieux, se conservera le jugement plus libre et sera plus en état de profiter des situations où se trouve l’ennemi pendant la durée du combat ; et, quand il verra sa belle, il devra baisser la main pour se porter à toutes jambes dans l’endroit défectueux, prendre les premières troupes qu’il trouvera à portée, les faire avancer rapidement et payer de sa personne c’est ce qui gagne les batailles et les décide. Je ne dis point où, ni comment cela doit se faire, parce que la variété des lieux et celle des dispositions que le combat produit doivent le démontrer ; le tout est de le voir et de savoir en profiter.

M. le prince Eugène possédait dans la grande perfection cette partie, qui est la plus sublime du métier et qui prouve le plus un grand génie ; je me suis fait une application d’étudier ce grand homme ; et, sur ce point, j’ose croire que je l’ai pénétré.

Bien des généraux en chef ne sont occupés, un jour d’affaire, que de faire marcher les troupes bien droites, de voir si elles conservent bien leurs distances, de répondre aux questions que les aides de camp leur viennent faire, d’en envoyer partout et de courir eux-mêmes sans cesse ; enfin, ils veulent tout faire, moyennant quoi ils ne font rien. Je les regarde comme des gens à qui la tête tourne et qui ne voient plus rien, qui ne savent faire que ce qu’ils ont fait toute leur vie, je veux dire mener des troupes méthodiquement. D’où vient cela ? C’est que très-peu de gens s’occupent des grandes parties de la guerre, que les officiers passent leur vie à faire exercer des troupes et croient que l’art militaire consiste dans cette