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COMPLEMENT DE LA PRÉFACE

ou

COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE.


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Mon plan, qui a rendu une préface nécessaire au dictionnaire, rend un complément nécessaire à la préface. En effet, sous la rubrique historique, je cite beaucoup de textes qui, rangés par ordre chronologique, montrent l'ordre des changements du langage. Dans l'étymologie j'invoque l'historique ; je l'invoque aussi plus d'une fois pour la classification des sens, pour l'explication des locutions, pour des remarques qui confrontent l'usage moderne et l'usage ancien, et de cette confrontation tirent des conseils. Ici donc la vieille langue est auprès de la moderne, lui prêtant appui et lumière. Mais celui qui, pour chercher et consulter, tournera les pages de ce dictionnaire, est en droit de demander : « Qu'est la vieille langue ? En quoi ressemble-t-elle à la langue moderne, en quoi en differe-t-elle ? Est-elle barbare, comme on le pense d'ordinaire, ou est-elle régulière ? Que disent là-dessus l'érudition et les nouvelles recherches ? Puisque des vers sont cités, de quel genre de versification usait-on, et quel est le rapport de notre versification avec l'ancienne ? Puisque le français a déjà duré tant de siècles, quelle en est l'histoire? Et enfin quel est, parallèlement à cette histoire, le développement de la littérature ? »

La réponse à ces questions est dans sept chapitres qui se suivent et s'intitulent ainsi : 1° Des règles grammaticales de l'ancien français ; 2° De l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation ; 3° Des règles de l'ancienne versification ; 4° Des dialectes et des patois ; 5° Des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française ; 6° Aperçu de l'histoire du français ; 7° Coup d'œil sur l'histoire de la littérature, chapitre destiné à montrer quelle valeur et quel intérêt s'attachent aux vieux textes.

i. des règles grammaticales de l'ancien Français.

Si l'on rapproche l'usage actuel de l'usage du dix-septième siècle, on note de nombreuses dissemblances. Ainsi on disait alors autant comme :

Tendresse dangereuse autant comme importune.

(Corneille.)


On ne le dit plus. On employait dessus, dessous, dedans comme prépositions ; aujourd'hui ils sont uniquement adverbes. La tournure plus.... plus se rendait souvent par d'autant que.... d'autant plus,

Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour,
D'autant plus maintenant je te dois de retour.

(Corneille.)

En remontant au seizième siècle, on aperçoit des modifications analogues : des tournures tombent en désuétude, d'autres s'introduisent ; mais la syntaxe, dans ce qu'elle a d'essentiel, reste la même ; les rapports des mots suivent des règles identiques, et l'accord s'en fait au seizième siècle comme au dix-septième et comme de notre temps.

Il n'en est plus ainsi quand on arrive aux époques anciennes, aux onzième, douzième et treizième siècles. Alors la syntaxe est autre, ressemblant plus à la syntaxe latine qu'à celle de l'usage moderne. Le trait le plus marqué de la dissemblance, quant à la syntaxe, entre le latin et le français actuel, est que l'un a des cas et l'autre n'en a point ; eh bien, l'ancien français a des cas, non pas six comme le latin, mais deux, le nominatif ou sujet et le régime.

La formation de ce nominatif et de ce régime se fait dans une certaine catégorie de mots en vertu de l'accent latin qui se déplace du nominatif au régime, et, dans une autre catégorie, à l'aide de l’s, qui, dans la deuxième déclinaison latine, appartient au nominatif et disparaît à l'accusatif.

Pour la première catégorie je citerai : emperere, empereor répondant au latin imperátor, imperatórem (j'indique par un accent la syllabe qui porte l'accent tonique) ; sire, seigneur répondant au latin sénior, seniórem ; lerre, larron répondant au latin látro, latrónem ; donere, doneor répondant au latin donátor, donatórem ; mieudre, meilleur répondant au latin mélior, meliórem ; pire, pior répondant au latin péjor, pejórem ; abe, abé répondant au latin ábbas, abbátem ; enfe, enfant répondant au latin infans, infántem ; prestre, prevere ou provoire répondant au latin présbyter, presbyterum, et ainsi de suite. On rapprochera de cette caté-