Page:Littré - Dictionnaire, 1873, T1, A-B.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
xlii COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

étant de ceux qui, de par le latin, ont le féminin semblable au masculin ; nous avons conservé ce dernier sans lui faire subir le changement qu'a subi loialment pour devenir loyalement ; mais ce changement, il l'avait subi au seizième siècle, où l'on disait prudentement ; ce néologisme ne se maintint pas, et la forme ancienne, quoique en désaccord avec la réforme apportée aux adjectifs, prévalut et demeura.

Autre différence de syntaxe : le comparatif n'avait pas dans l'ancien français le même complément que dans le français moderne ; ce n'est pas le que dont on se servait, c'est la préposition de : plus grant de son frere, etc. Les langues romanes (car les autres emploient aussi cette tournure) se conforment en cela au latin, rendant de cette façon l'ablatif qui était le complément du comparatif : major fratre.

Quant à la conjugaison, la principale observation est que la première personne du singulier ne prend point d's, à moins que cette lettre ne soit du radical : je voi, je vi, etc. Ces formes sans s sont restées dans notre versification à titre de licences ; mais, bien loin d'être une licence, c'est une régularité, car l's, conformément à la conjugaison latine, type de la nôtre, n'appartient pas à la première personne (video, vidi), et c'est à tort que de la seconde personne, dont elle est caractéristique, on l'a étendue à la première. L'imparfait est en oie, oies, oit : je aimoie, tu aimoies, il aimoit : ce qui représente les désinences latines abam, abas, abat ; le conditionnel suit la même formation : je aimeroie, tu aimeroies, il aimeroit. Certains verbes de la première conjugaison subissaient au présent de l'indicatif une modification qui change le son de la voyelle du thème : je doin, tu doins, il doint, de donner ; je aim, tu ains, il aint, de aimer. On trouve jusque dans le dix-septième siècle : Dieu vous doint.

Ces quelques remarques sont surtout destinées à empêcher que les dissemblances qui sauteront aux yeux entre l'usage ancien et l'usage présent ne soient prises pour des fautes. C'était là l'illusion des gens du dix-septième siècle et du dix-huitième ; pour Voltaire, ces dissemblances ne sont qu'une rouille de barbarie qui s'est effacée par le progrès des lumières, et il est plein de mépris pour le jargon qui se parlait au temps de saint Louis. Mais il n'y a aucun compte à tenir, en ce cas, de son jugement et de tout jugement pareil, car ce jugement était porté en pleine ignorance des faits ; nul ne soupçonnait alors que le vieux français fut une langue à deux cas, et que cette rouille apparente, ce jargon prétendu, dépendissent de règles syntaxiques qu'on admirait grandement dans le latin. Une étude positive témoigne que le français ancien est plus voisin du latin que le français moderne, et qu'à ce titre il faut en écarter toutes les imputations de barbarie grammaticale et de jargon grossier ; le latin suffit à le protéger.

Ces remarques ont aussi pour but d'aider à comprendre les textes de la vieille langue qui sont abondamment cités dans ce dictionnaire. Un peu de lecture la rend bien vite familière ; pour nous le vieux français n'est point une langue étrangère où nous ayons tout à apprendre ; c'est notre propre langue dont d'avance nous connaissons le fonds. Dès qu'on a écarté le voile des différences de grammaire, dès qu'on a saisi le sens de quelques mots essentiels, on devient suffisamment maître de la langue pour lire couramment les textes.

ii. de l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation.

Il faut, parmi les difficultés qui déconcertent au premier abord, compter les différences d'orthographe. Bien que l'orthographe ancienne soit le fondement de la nôtre, cependant des changements très notables sont intervenus ; on s'en étonnera d'autant moins, vu le long temps qu'embrasse l'histoire de la langue, que le court intervalle qui nous sépare du siècle de Louis XIV a suffi pour nous faire écrire une foule de mots autrement que ne les écrivaient nos pères ; ainsi nous figurons par ai ce qu'ils figuraient par oi (j'aimois), par ê ce qu'ils figuraient par es (teste), etc.

Quand la langue vulgaire, se dégageant du latin, commença d'être écrite, on eut devant soi une règle naturelle et toute faite que l'on suivit ; ce fut l'orthographe latine qui fournit tout d'abord le gros de celle du français. Ainsi testa donna teste ; tempestas donna tempeste ; amare donna amer (aimer), et ainsi de suite. De la même façon, de alter on fit altre ; de gloria, glorie ; mais ici les particularités de la prononciation française se manifestèrent ; de très bonne heure, sinon de tout temps, on prononça autre et gloire ; si bien que l'orthographe étymologique fut obligée de céder à l'orthographe de prononciation, et que, à côté de altre et de glorie, les textes ne tardèrent pas à présenter autre et gloire. Il y eut même, dans le quinzième et le seizième siècle, un moment où, combinant vicieusement le principe d'étymologie et le principe de prononciation, on écrivit aultre.

Il faut dire un mot de la prononciation, car, ainsi qu'on le voit, elle est intimement liée à l'orthographe. Ce sont deux forces qui réagissent continuellement l'une sur l'autre. Quand l'enseignement grammatical est peu étendu et qu'on apprend sa langue beaucoup plus par les oreilles que par les yeux, alors c'est la prononciation qui modifie l'orthographe et la rapproche de soi. Quand au contraire les livres ont une grande part dans l'enseignement de la langue maternelle, alors l'orthographe prend empire sur la prononciation ; la tendance est de prononcer toutes les lettres qu'on voit écrites, et la tradition succombe en bien des points sous cette influence des yeux ; nous en avons, dans le parler d'aujourd'hui, de continuels exemples.

Durant le cours de tant de siècles et au milieu de toutes les influences dialectiques, la prononciation a dû varier beaucoup, et il est impossible de la faire connaître exactement, nos aïeux ne nous ayant laissé là-dessus aucun renseignement direct. Toutefois, nous en avons d'indirects, et avec cette aide on peut se faire en gros une idée de la prononciation ou, si l'on veut, des prononciations de notre langue dans les temps anciens. Génin est le premier qui se soit occupé de cette matière, et qui, au milieu de beaucoup de propositions paradoxales et erronées, ait posé un principe vrai et fécond : c'est que, en général, dans les sons fondamentaux, la prononciation d'aujourd'hui reproduit la prononciation d'autrefois, et que, toute déduction faite de certaines différences manifestes d'elles-mêmes, on se rapproche bien plus de l'articulation passée en prononçant un mot comme nous le prononçons maintenant qu'en le prononçant comme il est écrit.