Il est des mots dont la prononciation usuelle réduit le nombre des syllabes, par exemple supprimant les e muets, disant ion monosyllabe au lieu de i-on dans nation, etc. ; mais la versification leur rend toute leur ampleur ; aucune syllabe n’est mangée, aucune n’est contractée en une autre. Cela, nous le tenons de la versification ancienne, qui est même plus rigoureuse et plus conséquente. Ainsi, au féminin, aimée, amie, et toutes les finales de ce genre, ne peuvent entrer maintenant dans le vers qu’à la condition d’être suivies d’une voyelle qui permette l’élision de l’e muet, au lieu que jadis elles y étaient admises, non-seulement comme nous faisons, avant une voyelle, mais aussi avant une consonne, et alors aimée comptait pour trois syllabes ; aimées, au pluriel, ne peut se mettre qu’à une fin de vers, autrefois il pouvait occuper toute place. Les mots plaie, joie, roue, etc. sont traités par nous comme les finales en ée, c’est-à-dire qu’ils ne trouvent emploi que devant une voyelle ; jadis ils étaient traités comme les autres mots terminés en e muet, se mettaient devant les consonnes, et leur e muet était compté. Il est probable que les mots tels que plaie, joie, etc. se prononçaient pla-ye, jo-ye, ou d’une manière approchante.
Ainsi le vers fondamental des populations novo-latines a été trouvé au déclin de l’ancienne versification, sans qu’on sache à qui rapporter l’honneur de l’invention ; et, si l’ère des mythologies n’avait pas été irrévocablement passée, l’imagination populaire aurait attribué à quelque Orphée des âges intermédiaires l’œuvre de mélodie et de chant. Une fois trouvé, soit par quelque chantre heureusement inspiré, soit spontanément et par l’oreille commune habituée aux chants saphiques, ce vers est devenu le vers de tout l’Occident latin, en italien, en espagnol, en langue d’oïl, en langue d’oc. Une telle universalité en confirme et en consacre le caractère.
On remarquera la contradiction implicite qui entachait le jugement du dix-septième siècle sur notre ancienne versification ; ce siècle admirait l’Italie, dont il se reconnaissait l’élève, comme de l’Espagne, à certains égards. Traiter d’art confus et grossier l’art de versifier de ces pays, qui alors versaient leur influence sur la France, aurait paru un sacrilège aux hommes de cet âge ; et pourtant, cet art de versifier italien ou espagnol n’est pas autre que celui de nos vieux romanciers ; tout, à l’origine, est commun en ce genre entre les nations romanes. Admirer l’un comme un chef-d’œuvre et flétrir l’autre comme quelque chose de barbare est une flagrante contradiction ; c’en est aussi une de se plaire à notre versification présente et de répudier celle de nos aïeux, quand on voit, comme je viens de l’expliquer, que la leur et la nôtre sont fondamentalement les mêmes. Les remarques succinctes par lesquelles je l’ai montré suffiront en même temps pour que le lecteur curieux de ces choses scande couramment et sans peine le vers de la langue d’oïl.
iv. dialectes et patois.
On sera peut-être étonné de voir mettre sous une même rubrique deux mots que la pensée n’associe pas d’ordinaire, ou du moins d’entendre parler de dialectes là où l’on n’a jamais entendu parler que de patois. Le fait est qu’il y a eu de vrais dialectes chez nous ; que nos dialectes et nos patois ont une communauté fondamentale, et qu’ils ne diffèrent que par l’époque et la culture.
Ceci se rattache à une condition historique de l’ancienne France, de la France féodale. Il y a des dialectes tant que les grands fiefs subsistent ; il y a des patois quand l’unité monarchique absorbe ces centres locaux. Au début du moyen âge, le pouvoir périssant entre les mains des Carolingiens et la suzeraineté prenant la place de la souveraineté, on trouve que les provinces se constituèrent sous des chefs héréditaires qui leur étaient propres, l’Ile-de-France, la Normandie, la Bourgogne, la Champagne, le Vermandois et le reste. Lorsque la royauté eut changé de mains, le roi de France avait pour vassaux tous ces chefs, qui lui devaient foi et hommage, mais rien de plus ; et, pour ses possessions directes, il n’était qu’un seigneur.
Ainsi, de grandes provinces étaient constituées en pleine indépendance, sauf le lien féodal. Or, dans la formation de la langue, lorsque le latin devint du français, voici ce qui était arrivé : à cette formation, rien autre n’avait présidé que la parole et l’instinct populaires, puisque tous les lettrés, laïques et ecclésiastiques, écrivaient exclusivement en latin et ne considéraient l’idiome naissant que comme un ensemble de corruption et de fautes vulgaires et rustiques qu’il fallait éviter. Ce latin, ainsi soumis à l’opération qui le changeait, était, il est vrai, un et identique sur toute la face de la Gaule septentrionale; mais il n’était pas, en allant de la Loire vers l’ouest et le nord, en contact avec des populations qui fussent identiques. Chacune de ces populations mettait son cachet particulier à l’altération qui, commune à tout l’Occident latin, créait le type nouveau des mots. De la sorte, quand définitivement le latin fut éteint, quand les lettrés eux-mêmes n’en usèrent plus que comme d’une langue morte, quand le français fut devenu le parler de tout le monde, il se trouva que ce parler différait, d’une façon non pas profonde mais pourtant caractéristique, de province à province. Ces différences sont les dialectes.
Pourquoi des dialectes et non pas des patois? C’est qu’alors l’unité de langage et de littérature n’existait pas. Chacun de ces parlers provinciaux avait autant de droit qu’un autre à soutenir son indépendance ; aucun ne primait. En fait de langue, les duchés, les comtés se valaient et valaient même le domaine royal. On en a la preuve dans cette littérature française du moyen âge, si considérable et dont une bonne partie est encore manuscrite dans les bibliothèques. Là, les textes et les manuscrits ne laissent aucun doute sur leur provenance. Pour peu qu’on soit familiarisé avec ces monuments, on reconnaît à première vue le dialecte picard, le dialecte normand, le dialecte bourguignon, celui de l’Ile-de-France, celui de la Lorraine. Il en est de même des documents officiels ; ils sont tous écrits dans la langue du district auquel ils appartiennent. Comme chacun a sa langue, chacun a sa littérature, et il arrive très souvent que telle composition écrite en normand est remaniée en picard par le scribe picard qui la transcrit, et vice versa. A cette haute époque, ce sont les littératures de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile-de-France qui ont la primauté par le nombre et la qualité des œuvres.