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COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE. liii


la jeunesse des individus, et ce qui fut siècles dans la jeunesse des nations latines. Après ce temps qu'on doit dire bien employé, les esprits commencèrent à sentir et à goûter l'art littéraire de Rome, et alors éclata en Italie une première renaissance avec Dante, Pétrarque et Boccace. Il fallut un autre intervalle pour atteindre une seconde renaissance, pour sentir et goûter l'art littéraire de la Grèce.

Nos poëtes étaient loin de là. On les nomme trouvères en français et troubadours en provençal, ce qui signifie ceux qui trouvent et inventent : dénomination originale, très voisine de celle que les Grecs donnèrent à leurs trouvères, celui qui fait, qui crée ; le latin poeta n'en est qu'une traduction). Ils trouvèrent en effet et inventèrent comme on trouve et invente dans ces époques de production spontanée. Le monde occidental avait gardé dans son souvenir le grand empereur qui avait restauré le trône impérial, et qui d'une main avait, au nord, soumis la Germanie, au midi repoussé l'islamisme. La légende s'était emparée de lui, de ses compagnons et de leurs exploits. On en faisait des récits qui confondaient les temps et les lieux et qui n'ont de vrai que l'impression ressentie par les contemporains et grossie par les descendants. C'est là que les trouvères puisèrent à pleines mains, et la matière ne leur faillit que quand le public se dégoûta des barons et de leur empereur, des païens et de leurs guerres. On appelait alors païens, aussi bien que les Germains qui l'étaient en effet, les Musulmans qui n'adoraient qu'un seul Dieu.

C'est ce qu'on nomme le cycle de Charlemagne. Une geste est le récit des exploits d'un prince ou d'un preux carlovingien ; et une chanson de geste est un poëme de ce cycle. Nulle matière n'a plus abondé sous la plume des trouvères ; les chansons de geste sont très nombreuses, plusieurs sont très longues. Les Grecs ont donné le nom de cycliques aux poëtes qui avaient traité les diverses branches de l'histoire de la guerre de Troie. On transportera sans peine cette appellation aux trouvères qui ont chanté les diverses branches de l'histoire légendaire de Charlemagne ; ce sont aussi des cycliques, mais il n'y a pas un Homère parmi eux.

Cependant l'oubli auquel ils ont été condamnés est injuste, et il est facile de montrer que leur labeur n'a point été stérile ni leur poésie perdue et sans écho. Si on ne peut pas citer un poëme qui ait mérité de prendre rang entre les épopées consacrées par l'admiration de l'humanité, on peut du moins citer, parmi les souvenirs qui se sont perpétués, les personnages qu'ils ont créés. Les trouvères ont jeté dans l'imagination du peuple et de l'avenir toute une galerie d'héroïques figures, assez fièrement dessinées et assez originales pour que, depuis leur apparition dans la poésie, on ne les ait plus oubliées. Roland, Renaud, Ogier et quelques autres sont sortis de cette officine poétique ; et, bien que les Iliades qui les avaient chantés aient disparu de la mémoire des hommes, ces preux n'ont pas eu le destin des vers qui rendirent européenne leur renommée : les Achille, les Hector et les Énée, héros classiques, ne sont pas plus souvent évoqués que ces héros de l'âge roman. Il n'appartient jamais, je crois, à une époque postérieure de refaire des réputations éteintes, et la gloire est comme cette île


du poëte, dans laquelle on ne rentre plus quand on en est dehors. Mais l'érudition peut réparer des oublis quand ils sont trop complets pour être justes, et rendre une demi-auréole à ceux qui, dans leur temps, ne furent ni sans charme, ni sans honneur, ni sans influence.

Les chansons de geste présentent deux inspirations très distinctes, suivant qu'elles sont pour l'empereur ou pour les barons. Dans les premières, le vieil empereur (car elles le représentent presque toujours au terme de sa carrière, la barbe blanche, et couronné de tous ses exploits au service de la chrétienté), le vieil empereur a le bras invincible ; il est à la tête des barons de France ; ceux de Normandie, de Bavière et d'Allemagne combattent sous ses ordres, et il guerroie victorieusement contre les païens. Dans les autres, l'empereur est un personnage débile, hardi en paroles, couard en action, et disputant aux seigneurs leurs fiefs légitimes ; en face de lui sont les barons féodaux, la menace à la bouche, le bravant dans sa cour, lui tenant tête sur les champs de bataille ; toute cette branche des chansons de geste chante la féodalité triomphante, la royauté affaiblie, et témoigne que le régime féodal était devenu populaire dans les affections et dans la poésie. Les chansons de geste sont écrites en vers de dix syllabes, rarement en vers alexandrins, et partagées en séries monorimes inégalement longues qu'on nomme des couplets.

Notant, pour mémoire seulement, les poëmes empruntés à l'histoire de Rome ou de la Grèce, je m'arrêterai sur un autre cycle qui eut aussi une très grande vogue, celui d'Artus ou de la Table ronde. Il est moins ancien, ne naquit que dans le douzième siècle et n'est point indigène ; c'est un emprunt fait aux légendes celtiques. Dès que ces légendes eurent trouvé leur chemin en France, elles furent accueillies avec une faveur extrême, et, cessant d'être bornées aux terres bretonnes du continent et des deux grandes îles, elles devinrent, par l'intermédiaire des trouvères, le bien commun de l'Europe. La renommée de Merlin, de Lancelot du Lac, de Tristan et de la reine Yseult, ne le cède guère à celle de Charlemagne et de ses preux. Seulement là les trouvères ne furent que des metteurs en œuvre ; mais le succès fut immense, et dans ce cycle, comme dans le cycle carlovingien, ils eurent l'habileté de tracer des caractères et des personnages qui ne sortirent plus du fonds commun des souvenirs européens. C'était un de ces poëmes que Françoise de Rimini lisait quand elle répondit à l'amour de celui qui lisait avec elle et qui est devenu son éternel compagnon, son éternel amant, dans les vers douloureux du poëte florentin. Le cycle de la Table ronde n'est pas écrit dans le rythme du cycle carlovingien ; ce sont des vers de huit syllabes en rimes plates.

A côté des poëmes de ces deux cycles viennent se ranger les compositions auxquelles on a donné le nom de poëmes d'aventures. Ceux-là n'ont pas un fond historico-légendaire comme les chansons de geste, ni un fond d'imaginations celtiques comme les poëmes de la Table ronde. Ce sont des œuvres où tout, héros et situations, est de l'invention de l'auteur. On les comparera très justement à nos romans, sauf qu'ils sont en vers. Ce genre de littérature a beaucoup fleuri. Ce sont en général des compositions de chevalerie,