Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
348
Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.

quence de leurs coûtumes & de leur maniére de vivre, de former pluſieurs Idées complexes & de leur donner des noms, que d’autres n’ont jamais réuni en Idées ſpécifiques. Ce qui n’auroit pû arriver de la ſorte, ſi ces Eſpèces étoient un conſtant ouvrage de la Nature, & non des combinaiſons formées & abſtraites par l’Eſprit pour la commodité de l’entretien, après qu’on les a déſignées par des noms diſtincts. Ainſi l’on auroit bien de la peine à trouver en Italien ou en Eſpagnol qui ſont deux Langues fort abondantes, des mots qui répondiſſent aux termes de notre Juriſprudence qui ne ſont pas de vains ſons : moins encore pourroit-on, à mon avis, traduire ces termes en Langue Caribe ou dans les Langues qu’on parle parmi les Iroquois & les Kirſtinous. Il n’y a point de mots dans d’autres Langues qui répondent au mot Verſura uſité parmi les Romains, ni à celui de corban, dont ſe ſervoient les Juifs. Il eſt aiſé d’en voir la raiſon par ce que nous venons de dire. Bien plus ; ſi nous voulons examiner la choſe d’un peu plus près, & comparer exactement diverſes Langues, nous trouverons que quoi qu’elles ayent des mots qu’on ſuppoſe dans les ([1]) Traductions & dans les Dictionnaires ſe répondre l’un à l’autre, à peine y en a-t-il un entre dix, parmi les noms des Idées complexes, & ſur-tout, des Modes mixtes, qui ſignifie préciſément la même idée que le mot par lequel il eſt traduit dans les Dictionnaires. Il n’y a point d’idées plus communes & moins compoſées que celles des meſures du Temps, de l’Etenduë & du Poids. On rend hardiment en François les mots Latins, hora, pes, & libra par ceux d’heure, de pié et de livre : cependant il eſt évident que les idées qu’un Romain attachoit à ces mots Latins étoient fort différentes de celles qu’un François exprime par ces mots François. Et qui que ce fût des deux qui viendroit à ſe ſervir des meſures que l’autre déſigne par des noms uſitez dans ſa Langue, ſe méprendroit infailliblement dans ſon calcul, s’il les regardoit comme les mêmes que celles qu’il exprime dans la ſienne. Les preuves en ſont trop ſenſibles pour qu’on puiſſe le revoquer en doute ; & c’eſt ce que nous verrons beaucoup mieux dans les noms des Idées plus abſtraites & plus compoſées, telles que ſont la plus grande partie de celles qui compoſent les Diſcours de Morale : car ſi l’on vient à comparer exactement les noms de ces Idées avec ceux par leſquels ils ſont rendus dans d’autres Langues, on en trouvera fort peu qui correſpondent exactement dans toute l’étenduë de leurs ſignifications.

§. 9.On a formé des Eſpèces de Modes mixtes pour s’entretenir commodément. La raiſon pourquoi j’examine ceci d’une maniére ſi particuliére, c’eſt afin que nous ne nous trompions point ſur les Genres, les Eſpèces & leurs Eſſences, comme ſi c’étoient des choſes formées régulierement & conſtamment par la Nature, & qui euſſent une exiſtence réelle dans les choſes mêmes ; puiſqu’il paroît, après examen un peu plus exact, que ce n’eſt qu’un artifice dont l’Eſprit s’eſt aviſé pour exprimer plus aiſément les collections d’Idées dont il avoit ſouvent occaſion de s’entretenir, par un ſeul terme général, ſous lequel diverſes choſes particuliéres peuvent être

  1. Sans aller plus loin, cette Traduction en eſt une preuve, comme on peut le voir par quelque Remarque que j’ai été obligé de faire pour en avertir le Lecteur.