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Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.

compriſes, autant qu’elles conviennent avec cette idée abſtraite. Que ſi la ſignification douteuſe du mot Eſpèce fait que certaines gens ſont choquez de m’entendre dire que les Eſpèces des Modes mixtes ſont formées par l’Entendement, je croi pourtant que perſonne ne peut nier que ce ne ſoit l’Eſprit qui forme ces idées complexes & abſtraites auxquelles les noms ſpécifiques ont été attachez. Et s’il eſt vrai, comme il l’eſt certainement, que l’Eſprit forme ces modèles pour réduire les Choſes en Eſpèces, & leur donner des noms, je laiſſe à penſer qui c’eſt qui fixe les limites de chaque Sorte ou Eſpèce, car ces deux mots ſont chez moi tout-à-fait ſynonymes.

§. 10.Dans les Modes mixtes c’eſt le nom qui lie enſemble la combinaiſon de diverſes Idées & en fait une Eſpèce. L’étroit rapport qu’il y a entre les Eſpèces, les Eſſences & leurs noms généraux, du moins dans les Modes mixtes, paroîtra encore davantage, ſi nous conſiderons que c’eſt le nom qui ſemble préſerver ces Eſſences & leur aſſûrer une perpetuelle durée. Car l’Eſprit ayant mis de la liaiſon entre les parties détachées de ces Idées complexes, cette union qui n’a aucun fondement particulier dans la Nature, ceſſeroit, s’il n’y avoit quelque choſe qui la maintînt, & qui empêchat que ces parties ne ſe diſperſaſſent. Ainſi, quoi que ce ſoit l’Eſprit qui forme cette combinaiſon, c’eſt le nom, qui eſt, pour ainſi dire, le nœud qui les tient étroitement liez enſemble. Quelle prodigieuſe variété de différentes idées le mot Latin Triumphus ne joint-il pas enſemble, & nous préſente comme une Eſpèce unique ! Si ce nom n’eût jamais été inventé, ou eût été entiérement perdu, nous aurions pû ſans doute avoir des deſcriptions de ce qui ſe paſſoit dans cette ſolemnité. Mais je croi pourtant, que ce qui tient ces différentes parties jointes enſemble dans l’unité d’une Idée complexe, c’eſt ce même mot qu’on y a attaché, ſans lequel on ne regarderoit non les différentes parties de cette ſolemnité comme faiſant une ſeule Choſe, qu’aucun autre ſpectacle qui n’ayant paru qu’une fois n’a jamais été réuni en une ſeule idée complexe ſous une ſeule dénomination. Qu’on voye après cela juſques à quel point l’unité néceſſaire à l’eſſence des Modes mixtes dépend de l’Eſprit ; & combien la continuation & la détermination de cette unité dépend du nom qui lui eſt attaché dans l’uſage ordinaire ; je laiſſe, dis-je, examiner cela à ceux qui regardent les Eſſences & les Eſpèces comme des choſes réelles & fondées dans la Nature.

§. 11. Conformément à cela, nous voyons que les hommes imaginent & conſidèrent rarement aucune autre idée complexe comme une Eſpèce particulière de Modes mixtes, que celles qui ſont diſtinguées par certains noms ; parce que ces Modes n’étant formez par les hommes que pour recevoir une certaine dénomination, l’on ne prend point de connoiſſance d’aucune telle Eſpèce, l’on ne ſuppoſe pas même qu’elle exiſte, à moins qu’on n’y attache un nom qui ſoit comme un ſigne qu’on a combiné pluſieurs idées détachées en une ſeule, & que par ce nom on aſſure une union durable ces parties qui autrement ceſſeroient d’être jointes, dès que l’Eſprit laiſſeroit à quartier cette idée abſtraite, & diſcontinueroit d’y penſer actuellement. Mais quand une fois on y a attaché un nom dans lequel les parties de cette Idée complexe ont une union déterminée & permanente, alors l’eſſence eſt, pour ainſi dire, établie, & l’Eſpèce eſt conſiderée comme