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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/444

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De l’Abus des Mots. Liv. III.

l’applaudiſſement des Ecoles & d’une partie des Savans. Ce qui n’eſt pas fort ſurprenant : puiſque les anciens Philoſophes (j’entens ces Philoſophes ſubtils & chicaneurs que Lucien tourne ſi joliment & ſi raiſonnablement en ridicule) & depuis ce temps-là les Scholaſtiques, prétendant acquerir de la gloire & gagner l’eſtime des hommes par une connoiſſance univerſelle à laquelle il eſt bien plus aiſé de prétendre qu’il n’eſt facile de l’acquerir effectivement, ont trouvé par-là un bon moyen de couvrir leur ignorance par un tiſſu curieux mais inexplicable de paroles obſcures & de ſe faire admirer des autres hommes par des termes inintelligibles, d’autant plus propres à cauſer de l’admiration qu’ils peuvent être moins entendus ; bien qu’il paroiſſe par toute l’Hiſtoire que ces profonds Docteurs n’ont été, ni plus ſages, ni de plus grand ſervice que leurs Voiſins, & qu’ils n’ont pas fait grand bien aux hommes en général, ni aux Sociétez particuliéres dont ils ont fait partie ; à moins que ce ne ſoit une choſe utile à la vie humaine, & digne de louange & de récompenſe que de fabriquer de nouveaux mots ſans propoſer de nouvelles choſes auxquelles ils puiſſent être appliquez, ou d’embrouiller & d’obſcurcir la ſignification de ceux qui ſont déjà uſitez, & par-là de mettre tout en queſtion & en diſpute.

§. 9.Ce Savoir ne fait pas grand bien à la Société. En effet, ces ſavans Diſputeurs, ces Docteurs ſi capables & ſi intelligens ont eu beau paroître dans le Monde avec toute leur Science, c’eſt à des Politiques qui ignorent cette doctrine des Ecoles que les Gouvernemens du Monde doivent leur tranquillité, leur défenſe & leur liberté : & c’eſt de la Mechanique, toute idiote & mépriſée qu’elle eſt (car ce nom eſt diſgracié dans le Monde) c’eſt de la Mechanique, dis-je, exercée par des gens ſans Lettres que nous viennent ces Arts ſi utiles à la vie, qu’on perfectionne tous les jours. Cependant le ſavoir qui s’eſt introduit dans les Ecoles, a fait entiérement prévaloir dans ces derniers ſiécles cette ignorance artificielle, & ce docte jargon, qui par-là a été en ſi grand crédit dans le Monde qu’il a engagé les gens de loiſir & d’eſprit dans mille diſputes embarraſſées ſur des mots inintelligibles ; Labyrinthe où l’admiration des Ignorans & des Idiots qui prennent pour ſavoir profond tout ce qu’ils n’entendent pas, les a retenus, bon gré, malgré qu’ils en euſſent. D’ailleurs, il n’y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour défendre des doctrines étranges & abſurdes que de les munir d’une legion de mots obſcurs, douteux, & indéterminez. Ce qui pourtant rend ces retraites bien plus ſemblables à des Cavernes de Brigands ou à des Taniéres de Renards qu’à des Fortereſſes de généreux Guerriers. Que s’il eſt mal aiſé d’en chaſſer ceux qui s’y réfugient, ce n’eſt pas à cauſe de la force de ces Lieux-là, mais à cauſe des ronces, des épines & de l’obſcurité des Buiſſons dont ils ſont environnez. Car la Fauſſeté étant par elle-même incompatible avec l’Eſprit de l’homme, il n’y a que l’obſcurité qui puiſſe ſervir de défenſe à ce qui eſt abſurde.

§. 10.Il détruit au contraire les inſtrumens de l’inſtruction & de la converſation. C’eſt ainſi que cette docte Ignorance, que cet Art qui ne tend qu’à éloigner de la véritable connoiſſance les gens mêmes qui cherchent à s’inſtruire, a été provigné dans le Monde & a répandu des ténèbres dans