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Que nuls Principes

me ordinaire & autoriſée parmi les Grecs & les Romains, d’expoſer impitoyablement & ſans aucun remords de conſcience, leurs propres Enfans, lors qu’ils ne vouloient pas les élever ? Il eſt faux, en ſecond lieu, que ce ſoit une vérité innée & connuë de tous les hommes ; car tant s’en faut qu’on puiſſe regarder comme une vérité innée ces paroles, Péres, & Méres, ayez ſoin de conſerver vos Enfans, qu’on ne peut pas même leur donner le nom de Vérité, car c’eſt un commandement, & non pas une Propoſition ; & par conſéquent on ne peut pas dire qu’il emporte vérité ou fauſſeté. Pour faire qu’il puiſſe être regardé comme vrai, il faut le reduire à une Propoſition, comme eſt celle-ci, C’eſt le devoir des Péres & des Méres de conſerver leurs Enfans. Mais tout Devoir emporte l’idée de Loi ; & une Loi ne ſauroit être connuë ou ſuppoſée ſans un Légiſlateur qui l’ait preſcrite, ou ſans récompenſe & ſans peine : de ſorte qu’on ne peut ſuppoſer, que cette Règle, ou quelque autre Règle de pratique ce ſoit, puiſſe être innée, c’eſt-à-dire imprimée dans l’Ame ſous l’idée d’un Devoir, ſans ſuppoſer que les idées d’un Dieu, d’une Loi, d’une Vie à venir, & de ce qu’on nomme obligation & peine, ſoient auſſi innées avec nous. Car parmi les Nations dont nous venons de parler, il n’y a point de peine à craindre dans cette vie pour ceux qui violent cette Règle ; & par conſéquent, elle ne ſauroit avoir force de Loi dans les Païs où l’uſage généralement établi y eſt directement contraire. Or ces idées qui doivent toutes être néceſſairement innées, ſi rien eſt inné en qualité de Devoir, ſont ſi éloignées d’être gravées naturellement dans l’eſprit de tous les hommes, qu’elles ne paroiſſent pas même fort claires & fort diſtinctes dans l’eſprit de pluſieurs perſonnes d’étude & qui font profeſſion d’examiner les choſes avec quelque exactitude, tant s’en faut qu’elles ſoient connuës de toute créature humaine. Et parmi ces idées dont je viens de faire l’énumération, je prouverai en particulier dans le Chapitre ſuivant qu’il y en a une qui ſemble devoir être innée préferablement à toutes les autres, qui ne l’eſt pourtant point, je veux parler de l’idée de Dieu : ce que j’eſpére faire voir avec la derniére évidence à tout homme qui eſt capable de ſuivre un raiſonnement.

§. 13.Des Nations entiéres rejettent plusieurs Règles de Morale. De ce que je viens de dire, je croi pouvoir conclurre ſûrement, qu’une Règle de pratique qui eſt violée en quelque endroit du Monde d’un conſentement général & ſans aucune oppoſition, ne ſauroit paſſer pour innée. Car il eſt impoſſible, que des hommes puſſent violer ſans crainte ni pudeur, de ſang froid, & avec une entiére confiance, une Règle qu’il ſauroit évidemment & ſans pouvoir l’ignorer, être un Devoir que Dieu leur a preſcrit, & dont il punira certainement les infracteurs, d’une maniére à leur faire ſentir qu’ils ont pris un fort mauvais parti en la violant. Or c’eſt ce qu’ils doivent reconnoître néceſſairement, ſi cette Règle eſt née avec eux ; & ſans une telle connoiſſance, l’on ne peut jamais être aſſuré d’être obligé à une choſe en qualité de Devoir. Ignorer la Loi, douter de ſon autorité, eſpérer d’échapper à la connoiſſance du Légiſlateur, ou de ſe ſouſtraire à ſon pouvoir ; tout cela peut ſervir aux hommes de prétexte pour s’abandonner à leurs paſſions préſentes. Mais ſi l’on ſuppoſe qu’on voit le péché & la peine l’un après l’autre, le ſupplice joint au crime, un feu toûjours