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de pratique ne ſont innez. Liv. I.

fauſſes : il peut être, dis-je, que certaines perſonnes en uſent ainſi en certaines rencontres, dans la ſeule vuë de conſerver leur reputation & de s’attirer l’eſtime de ceux qui croyent ces Règles d’une obligation indiſpensable. Mais qu’une Société entiére d’hommes rejette & viole, publiquement & d’un commun accord, une Règle qu’ils regardent chacun en particulier comme une Loi, de la vérité à de la juſtice de laquelle ils ſont parfaitement convaincus, & dont ils ſont perſuadez que tous ceux à qui ils ont à faire, portent le même jugement, c’eſt une choſe qui paſſe l’imagination. Et en effet, chaque Membre de cette Société qui viendroit à mépriser une telle Loi, devroit craindre néceſſairement de s’attirer, de la part de tous les autres, le mépris & l’horreur que méritent ceux qui font profeſſion d’avoir dépouillé l’humanité ; car une perſonne qui connoîtroit les bornes naturelles du Juſte & de l’Injuſte, & qui ne laiſſeroit pas de les confondre enſemble, ne pourroit être regardé que comme l’ennemi déclaré du repos & du bonheur de la Société dont il fait partie. Or tout Principe de pratique qu’on ſuppoſe inné, ne peut qu’être connu d’un chacun comme juſte & avantageux. C’eſt donc une véritable contradiction ou peu s’en faut, que de suppoſer, que des Nations entiéres puſſent s’accorder à démentir tant par leurs diſcours que par leur pratique, d’un conſentement unanime & univerſel, une choſe, de la vérité, de la juſtice & de la bonté de laquelle chacun d’eux ſeroit convaincu avec une évidence tout-à-fait irrefragable. Cela ſuffit pour faire voir, que nulle Règle de pratique qui eſt violée univerſellement & avec l’approbation publique, dans un certain endroit du Monde, ne peut paſſer pour innée. Mais j’ai quelque autre choſe à répondre à l’objection que je viens de propoſer.

§. 12. Il ne s’enſuit pas, dit-on, qu’une Loi ſoit inconnuë de ce qu’elle eſt violée. Soit : j’en tombe d’accord. Mais je ſoûtiens qu’une permiſſion publique de la violer, prouve que cette Loi n’eſt pas innée. Prenons par exemple, quelques-unes de ces Règles que moins de gens ont eû l’audace de nier, ou l’imprudence de revoquer en doute, comme étant des conſéquences qui ſe préſentent le plus aiſément à la Raiſon humaine, & qui ſont les plus conformes à l’inclination naturelle de la plus grande partie des hommes. S’il y a quelque règle qu’on puiſſe regarder comme innée, il n’y en a point, ce me ſemble, à qui ce privilége doive mieux convenir qu’à celle-ci, Péres & Méres, aimez & conſervez vos Enfans. Si l’on dit, que cette Régle eſt innée, on doit entendre par-là l’une de ces deux choſes, ou que c’eſt un Principe conſtamment obſervé de tous les hommes ; ou du moins, que c’eſt une vérité gravée dans l’Ame de tous les hommes, qui leur eſt, par conſéquent, connu à tous, & qu’ils reçoivent tous d’un commun conſentement. Or cette Régle n’eſt innée en aucun de ces deux ſens. Car prémierement ce n’eſt pas un Principe que tous les hommes prennent pour règle de leurs actions, comme il paroit par les exemples que nous venons de citer ; & ſans aller chercher en Miagrelie & dans le Perou des preuves du peu de ſoin que des Peuples entiers ont de leurs Enfans, juſques à les faire mourir de leurs propres mains, ſans recourir à la cruauté de quelques Nations Barbares qui ſurpaſſe celle des Bêtes mêmes, qui ne ſait que c’étoit une coûtu-