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Page:London (trad Wenz) - L’Amour de la vie - 1907.djvu/23

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LA FOI DES HOMMES


— Je vais vous dire ce que nous allons faire : nous allons jouer ça aux dés.

— À votre idée, alors ; moi, ça me va ! répondit l’homme à qui cette proposition venait d’être adressée.

Puis, se tournant vers l’Indien Innuite, tout tanné, tout ravagé, qui raccommodait des raquettes de neige dans un coin de la cabane, il l’interpella d’une voix joyeuse et rude tout à la fois :

— Hé là ! toi, Billebedam, sauve-toi jusqu’à la cahute d’Oleson, comme un brave garçon, et demande-lui de nous prêter ses dés et son cornet. Ne perds pas de temps.

Cette soudaine requête, tombée comme une bombe au milieu de graves discussions relatives aux salaires des hommes travaillant sur le placer, ainsi que sur la question du bois et des provisions, surprit quelque peu le placide Billebedam. Il était encore de bon matin, d’autre part, et Billebedam, pourtant accoutumé depuis quatre hivers aux étranges façons des gens qui avaient, petit à petit, envahi ce territoire vierge, n’avait jamais vu de « white men » du calibre de Pentfield et d’Hutchinson jouer aux dés avant la fin de la journée. Mais sa face resta impassible, comme celle de tout bon Indien du Yukon. Il enfila ses mitaines et sortit dans le grand froid.

Bien que le réveille-matin marquât neuf heures, il faisait encore nuit dehors. La cabane de troncs de sapin était éclairée de deux chandelles enfoncées dans des goulots de bouteille à whisky et posées au milieu d’une petite table aux planches dressées à la hache. Quelques assiettes de fer-blanc, grasses des reliefs du « breakfast », entouraient les rudimentaires candélabres habillés d’innombrables stalactites de suif. La petite chambre, qui composait toute l’habitation, se révélait aussi mal tenue que la table. À un bout, contre la muraille aux interstices bouchés de glaise et de mousse, deux couchettes de toile, l’une au-dessus de l’autre, supportaient tout un désordre de couvertures et de fourrures, attestant du hâtif lever des hôtes.

Lawrence Pentfield et Corry Hutchinson étaient deux millionnaires du Klondike de 1898, bien que n’en ayant pas le moins du monde l’apparence ! Vous les eussiez tout aussi bien pris pour des bûcherons du Montana ou des ouvriers du railroad Union-Pacific. Cependant, par le jour blafard qui commençait à poindre, dans le creux d’une étroite vallée, à leurs pieds, et sur la surface même d’un ruisseau gelé à bloc, on pouvait compter beaucoup de trous noirs, surmontés de treuils. Quarante hommes travaillaient dans le fond de ces puits et remontaient à chaque minute le gravier « payant » et les pépites d’or, à pleins seaux. On payait ces ouvriers quinze dollars par jour en leur assurant abri et nourriture. Des milliers et des milliers de dollars d’or pur étaient ainsi grattés, égratignés, des parois glacées, et tout cela appartenait à Pentfield et à Hutchinson, « rois du Bonanza ».

Pentfield, silencieux depuis un instant, empila soudain l’une sur l’autre les assiettes sales qui rendirent un son de ferraille ; puis il se mit à battre avec ses poings maigres, sur le bois de la table, une sorte de « tattoo » africain, à temps