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L'ILLUSTRATION

pressés, tout en regardant fixement devant lui. Hutchinson, de son côté, moucha l’une des chandelles du pouce et de l’index, sans trop savoir ce qu’il faisait.

By Jove ! Je voudrais bien que nous puissions nous en aller tous les deux ! s’exclama-t-il tout à coup.

Pentfield posa sur lui un regard sévère.

— Si votre sacrée obstination ne venait pas toujours se mettre en travers des choses, dit-il, il y a longtemps que ce maigre détail serait réglé ! Tout ce que vous avez à faire, entendez-vous, c’est d’atteler les chiens et me flanquer votre camp ! C’est à vous que cela revient de droit. Je surveillerai bien la mine tout seul. Et, l’année prochaine, ce sera à mon tour d’aller un peu voir le monde civilisé.

— Mais pourquoi donc partirais-je, moi ? rétorqua Hutchinson. Personne ne m’attend…

— Pardon : vos parents, dit brusquement Pentfield.

— Comme vous, alors ; avec cette différence que je n’ai pas de fiancée, cher Lawrence.

Pentfield leva les épaules.

— En tout cas, elle peut attendre, dit-il.

— Pauvre chose ! Elle a attendu deux ans, pas moins…

— Bah ! Une autre année ne la vieillira pas au point de la rendre méconnaissable.

— Trois ans. Cela fera trois ans ! Réfléchissez-y, mon vieux. Trois ans dans ce coin de la terre, dans ce damné coin de tristesse, de privations, de misères sans noms !

Hutchinson, ce disant, leva un bras en l’air et articula une sorte de grognement qui fit sourire Pentfield malgré lui.

Corry Hutchinson était de quelques années plus jeune que son partenaire. Il avait tout au plus vingt-six ans. Son visage aux traits réguliers, énergiques, reflétait une visible ardeur de vivre. On sentait que cela avait dû lui être dur de se faire à la farouche et monotone existence des chercheurs d’or de l’arctique. Pentfield, sans doute, devait avoir plus de force d’âme ; il prit une voix menue et railleuse pour exaspérer encore la véhémence d’Hutchinson :

— Mon cher, j’ai rêvé, l’autre nuit, que j’étais à San-Francisco, chez Zinkand. L’orchestre jouait une valse langoureuse ; on entendait le choc cristallin des verres à haut pied ; la salle où je me trouvais était pleine de rires, de belles toilettes, de belles épaules ; j’étais en frac et je commandais au maître d’hôtel, obséquieusement penché vers moi… devinez un peu quel menu ? Des œufs, monsieur, des œufs frits à la poêle, des œufs brouillés, des œufs aux pointes d’asperges, des œufs de toutes les manières, et je les engloutissais au fur et à mesure de leur apparition !

— Tonnerre ! éclata Hutchinson, mais vous n’avez donc pas eu le bon sens d’ordonner, avec cela, un énorme steak, bien à point, avec deux ou trois sortes de salades, et des oignons verts, et des radis, et des raves à peau noire dans lesquelles les dents enfoncent avec un petit crissement ?

— Si, si ! vous pensez bien que j’avais commandé tout cela, mais je me suis réveillé avant qu’on les apporte, répliqua Pentfield.

Sur ces mots, il décrocha un vieux banjo qui pendait près du poêle, sous deux carabines, et se mit à en pincer les cordes avec beaucoup de minutie.

— Oh ! je vous en prie ! supplia Hutchinson, ne jouez pas cette ballade, vous me rendriez fou !

Pentfield jeta le banjo sur l’un des lits et chantonna à mi-voix, les yeux clos :


Entends mon murmure luxurieux… Je suis
Ce vers quoi le Faible, sans l’avouer, aspire ;
Je suis le Souvenir et je suis le Tourment ;
Je suis la Ville !
Je suis tout ce qui se ment, le soir, dans les lumières.

Fleurs, habits noirs, diamants, sourires d’amour…
À suivre.