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LA FOI DES HOMMES

Le printemps, réellement, naissait. Le froid était beaucoup moins intense. On entendait déjà des gazouillis d’eau vive sous les masses de neige qui bloquaient les torrents. Les terribles tenailles de l’hiver se desserraient. En passant près d’une cassure béante où miroitait de l’eau verte, légèrement couverte de vapeur, Pentfield entendit soudain le carillon minuscule d’un team attelé en éventail et qui venait au trot.

Presque aussitôt, deux longues sleighs, tirées chacune par huit chiens suants et harassés, apparurent, à la queue leu leu.

L’allure, la voix et la façon de mener de l’homme qui marchait devant le premier traîneau, tenant le gee-pole[1] d’un poing ferme, apparurent très familières à Pentfield, au premier regard. Cet homme était Corry Hutchinson. Derrière lui se tenaient deux femmes emmitouflées de fourrures. Pentfield arrêta sa meute et attendit. Il était content que Lashkâ fût avec lui, bien que le cœur lui battît à se rompre. En vérité il n’aurait pas souhaité de plus favorables circonstances pour cette rencontre. Qu’est-ce que Corry allait pouvoir lui dire ? Quelles explications ? Quelle attitude garderait-il ? Quant à lui, il était bien décidé à n’expliquer quoi que ce soit sur son compte. C’était à eux d’expliquer, d’abord…

À dix pas, Corry arrêta ses bêtes d’un « Hou-ou ! » sonore et, un bon sourire illuminant sa face, il marcha vers Pentfield, la main tendue.

— Hello ! vieux Lawrence, comment allez-vous ?

Pentfield serra cette main assez mollement et ne sut trouver un seul mot de réponse à l’affectueuse interpellation. À ce moment les deux femmes descendirent du second traîneau. Il remarqua que la plus petite était Dora Holmes, une sœur cadette de Mabel. Il retira poliment sa casquette fourrée dont les deux cache-oreille flottaient, serra les mains de Dora et se tourna vers Mabel. Elle demeurait immobile, accoudée au traîneau, magnifiquement belle et toute rose de l’air du chemin. Il n’osa aller vers elle. Il eut cependant envie de demander : « Comment vous portez-vous, mistress Hutchinson ? » mais il ne prononça pas cela. Ce qu’il put articuler fut seulement : « Comment allez-vous ? »

Toute la consternation, le trouble et le malaise imaginables se peignirent soudain sur les visages des nouveaux arrivants. Mabel pâlit et Dora, désagréablement impressionnée par une telle réception, s’avança vers lui :

— Qu’avez-vous, Lawrence ? demanda-t-elle, en lui posant la main sur l’épaule.

Mais déjà Hutchinson avait empoigné son associé par la manche et l’avait attiré à l’écart.

— Ah çà ! Pentfield, êtes-vous devenu fou ? Que signifient ces manières étranges ?

— Je me demande, à mon tour, répondit Pentfield, quel est votre droit de me questionner ainsi ?

— Comment ! s’exclama l’autre. Et cette squaw sur votre sleigh… Que fait-elle là ? De qui est-elle la squaw ? Comment vais-je expliquer des choses de ce genre ?

— Vous n’avez rien à expliquer, monsieur, dit Pentfield, en haussant la voix. Cette squaw est ma femme. Mistress Pentfield, je vous prie, est le nom qu’elle porte.

Corry Hutchinson ouvrit la bouche comme quelqu’un qui étouffe. Pentfield, redevenu maître de lui, s’était rapproché des deux femmes et, s’adressant à Dora, il demanda avec sa gentillesse coutumière :

— Et comment avez-vous supporté le voyage, dites-moi cela ? Avez-vous pu, au moins, dormir chaudement ?

Et il ajouta, avec déférence, se tournant vers Mabel :

— Et comment mistress Hutchinson a-t-elle trouvé nos régions sauvages ?

— Oh ! mon Dieu, le grand nigaud ! s’écria Dora, en lui entourant le cou de ses deux bras. Est-ce possible ! Vous avez lu l’annonce erronée, vous aussi ! C’est cela.

  1. Timon oblique, fixé en avant et à gauche des patins, et qui permet au meneur de chiens de maintenir l’aplomb du traineau dans les mauvaises passes.