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BELLIOU-LA-FUMÉE

dominaient des pics glacés qui ne portaient pas de nom et n’étaient portés sur aucune carte. Jamais, dans l’air tranquille de ces vallées, il ne voyait s’élever la fumée d’un campement de chasseur. Lui seul mettait de l’animation dans le calme qui planait sur ces étendues inexplorées ; et il ne se sentait nullement accablé par cette solitude. Tout le charmait, le labeur quotidien, les querelles des chiens-loups, l’établissement du campement dans le long crépuscule, et, là-haut, la palpitation des astres ou le déploiement flamboyant de l’aurore boréale.

Il aimait surtout son campement à la chute du jour ; il y voyait un sujet de tableau qu’il se proposait de peindre, certain de ne jamais l’oublier : une aire de neige battue où brûlait son feu ; son lit, fait de deux couvertures de peau de lièvre, étalées sur des ramilles de sapin fraîchement coupées ; son abri, une simple pièce de toile tendue de façon à capter et réfléchir la chaleur du foyer ; la cafetière noircie et le seau posés sur une bûche, les mocassins piqués sur des bâtons pour sécher, les raquettes plantées dans la neige ; de l’autre côté du foyer, les chiens-loups se blottissant vers la chaleur, alertes et avides, leurs fourrures givrées, leurs queues touffues rabattues sur leurs pattes ; et de toutes parts, la pression, à peine repoussée de quelques pas, d’une muraille d’obscurité envahissante.

En de pareils moments, San Francisco, La Vague et O’Hara lui semblaient bien loin, ombres perdues dans un passé trouble, fantômes d’un rêve étranger à toute réalité. Il lui était difficile de croire qu’il eût jamais connu d’autre vie que celle du Wild, et de s’avouer qu’il avait jadis barboté et musardé dans le courant de la bohème citadine. Seul, n’ayant personne à qui parler, il pensait beaucoup, profondément et simple-