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Page:London - Romans maritimes et exotiques (extrait L’Enfant des eaux), 1985.djvu/11

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vieux, les hommes me croiront mort en mer. À la vérité, je serai retourné dans les bras de ma mère pour reposer sur son sein jusqu’à ma seconde naissance. Alors j’émergerai au soleil, éclatant de splendeur, comme Maui lui-même dans sa jeunesse dorée.

— Drôle de religion ! remarquai-je.

— Autrefois je me suis tracassé pour des religions bien plus bizarres. Mais, ô jeune sage, écoute ma vieille sagesse. Plus je vieillis, moins je cherche la vérité en dehors de moi. Je la découvre en moi-même. Pourquoi ai-je pensé à ce retour à ma mère et à ma nouvelle naissance au soleil ? Tu ne l’ignores pas. Moi aussi, mais sans que la voix d’un homme me l’ait murmurée ou que je l’aie vue imprimée, cette pensée a jailli des profondeurs de mon esprit. Je ne suis pas un dieu. Je ne crée rien. Aussi n’ai-je pas créé cette pensée. Je ne lui connais ni père ni mère. Elle existait longtemps avant moi ; elle est donc vraie. L’homme n’invente pas la vérité. À moins qu’il ne soit aveugle, il se borne à la reconnaître quand il la rencontre. Cette pensée, fille de mon cerveau, est-elle un songe ?

— C’est peut-être toi qui es un songe, plaisantai-je. Et moi, le ciel, la mer, la terre, nous sommes aussi des songes, rien que des songes.

— Je l’ai souvent pensé, répondit-il avec calme. Tout cela est possible. L’autre nuit, en rêve, je me voyais une alouette, une mignonne alouette qui chantait dans le ciel, comme celles des hauts pâturages de Halea-kala. Et je volais, haut, très haut, vers le soleil en chantant, comme jamais ne l’a fait le vieux Kohokumu.

« Je te dis que j’ai fait ce rêve. Après tout, ne serais-je pas, en réalité, cette alouette qui chantait ? Et le fait de te raconter tout cela ne serait-il pas un rêve que moi, l’alouette, je fais en ce moment ? Qui es-tu pour m’affirmer le contraire ? Ose me dire que je ne suis pas une alouette endormie rêvant qu’elle est le vieux Kohokumu ?

Je haussai les épaules et il poursuivit triomphalement :

— Sais-tu si tu n’es pas toi-même le vieux Maui rêvant dans son sommeil qu’il est John Lakana en conversation avec Kohokumu dans un canot ? N’est-il pas possible que tu te réveilles dans la peau de Maui et que, te grattant les côtes, tu me dises que tu viens de sortir d’un rêve bizarre où tu t’imaginais être un Blanc ?

— Je n’en sais rien, lui concédai-je. Du reste, tu ne me croirais pas.

— Les rêves contiennent plus de vérité qu’on ne s’imagine, affirma-t-il avec solennité. Ils peuvent remonter loin, très loin, jusqu’au commencement du monde et peut-être avant. Le vieux Maui avait-il simplement rêvé qu’il arrachait Hawaï du fond de la mer ? Alors, cette terre ne serait qu’un rêve et toi, et moi, et cette pieuvre, de simples détails du rêve de Maui ? Et l’alouette aussi ?

Il poussa un soupir et sa tête s’inclina sur sa poitrine.

— Je tourmente ma pauvre tête avec des secrets impénétrables, reprit-il, jusqu’à ce que, fatigué, je cherche à oublier. Alors je bois, je vais à la pêche, j’entonne des vieux chants et je me crois une alouette gazouillant dans le soleil : c’est ce rêve que je préfère et il me vient lorsque j’ai beaucoup bu…

Déprimé, il se mit à observer les fonds du lagon à travers la lunette.