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Page:London - Romans maritimes et exotiques (extrait L’Enfant des eaux), 1985.djvu/12

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— Cela ne mordra pas d’ici un moment, annonça-t-il. Les requins se promènent et ils nous faudra attendre leur départ. Afin de passer le temps, je vais te chanter la chanson des pagayeurs dédiée à Lono.

Donne-moi le tronc de l’arbre, ô Lono
Donne-moi la grosse racine de l’arbre, ô Lono
Donne-moi le fruit de l’arbre, ô Lono.

Je l’interrompis tout court.

— De grâce, tais-toi ! J’ai mal à la tête et tes chansons m’agacent. Tu es peut-être en excellente forme, mais pas ton gosier. Raconte-moi plutôt des songes, ou des mensonges.

— Quel dommage que tu sois malade, toi si jeune ! déclara-t-il sans s’affecter. Eh bien, je ne chanterai plus. Je te raconterai quelque chose que tu ne connais pas encore ; ce n’est ni un rêve, ni une plaisanterie, mais une histoire vraie ; je le sais.

« Tout récemment encore, vivait ici, sur la grève du lagon, un jeune garçon nommé Kei-kiwai, autrement dit, tu le sais, « Enfant des Eaux ». Il méritait vraiment cette appellation. Il adorait les dieux de la mer et des poissons : il comprenait le langage des poissons, mais ceux-ci l’ignorèrent jusqu’au jour où les requins s’en aperçurent à leurs dépens. Voici comment la chose arriva. Des coureurs rapides avaient apporté cette nouvelle : le roi accomplissait un voyage autour de l’île et ordonnait aux habitants de Waihée, que tu vois d’ici, de lui préparer pour le lendemain un luau (festin). Il arrivait toujours accompagné de son épouse avec ses suivantes, de ses prêtres et sorciers, de ses danseurs, joueurs de flûte et chanteurs de hula, de ses guerriers et de ses serviteurs, de ses grands chefs avec leurs femmes, leurs sorciers, leurs soldats et leurs domestiques.

« Dans les pays peu importants comme Waihée, les privations et la famine suivaient fréquemment son passage. Mais un roi a droit à la nourriture et on risque gros à encourir son courroux. Ainsi donc, la nouvelle produisit à Waihée l’effet d’un désastre et tous ceux qui, dans les champs et les étangs, à la montagne et à la mer, veillaient à l’approvisionnement de vivres se mirent à l’œuvre. Et, remarque-le bien, on parvint à tout réunir, depuis le meilleur taro jusqu’aux nœuds de canne à sucre pour les rôtis, des opihis aux limus (mollusques), des volailles aux cochons sauvages et aux petits chiens nourris de bouillie, tout, sauf une chose. Les pêcheurs ne purent réussir à prendre un seul homard.

« Sache que le morceau préféré du roi était le homard. Il l’appréciait par-dessus tout : ses coureurs l’avaient spécialement indiqué. Voilà qu’on ne trouvait pas de homards, et il ne vaut rien d’irriter un roi gourmand. Trop de requins infestaient le lagon. Ils avaient déjà dévoré une jeune fille et un vieillard. Parmi les jeunes hommes qui avaient osé plonger pour attraper les homards, l’un avait été mangé, un autre avait perdu un bras, un autre un bras et une jambe.

« Alors on pensa à Keikiwai, l’Enfant des Eaux. Âgé de onze ans seulement, il connaissait le langage des poissons. Les notables du pays