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Page:London - Romans maritimes et exotiques (extrait L’Enfant des eaux), 1985.djvu/14

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dans les autres en battant de la queue. L’eau n’était plus que mousse autour d’eux et ils ne voyaient rien. Chacun supposait qu’un autre avalait le bon morceau. Pendant ce temps, l’Enfant des Eaux remontait avec un second homard superbe pour le roi.

« Alors, les trente-neuf requins mesurèrent leurs queues et dévorèrent celui qui avait la plus courte : il n’en resta plus que trente-huit. Et l’Enfant des Eaux refit ce que j’ai déjà dit et les requins renouvelèrent la scène de tout à l’heure. Or, à chaque requin mangé par ses frères, un gros homard montait sur le rocher. Bien entendu, le mesurage des queues provoquait maintes querelles et contestations ; mais en fin de compte le droit et la justice prévalurent : lorsqu’il ne resta plus que deux requins, c’étaient les deux plus gros de la bande primitive.

« L’Enfant des Eaux prétendit encore que le requin à la queue la plus courte était son ami et les leurra encore avec un caillou, puis ramena un homard sur le rocher. Les deux requins s’accusèrent mutuellement, se battirent à qui mangerait l’autre et celui qui montrait la queue la plus longue demeura vainqueur…

— Arrête ! ô Kohokumu, interrompis-je. Rappelle-toi que ce requin avait déjà…

— Je devine ce que tu vas me dire, fit-il, en reprenant la parole. Et tu as raison… Il lui fallut longtemps pour avaler le trente-neuvième requin, car le ventre du trente-neuvième en contenait déjà dix-neuf autres et son propre ventre dix-neuf et il ne se sentait plus aussi affamé qu’au début. Mais n’oublie pas qu’au commencement c’était déjà un très gros requin.

« Il lui fallut si longtemps pour avaler son camarade et les dix-neuf autres à l’intérieur de celui-ci, qu’il dévorait encore à la tombée de la nuit : alors les gens de Waihée rentrèrent chez eux, emportant quantité de homards pour le festin du roi. Et le lendemain matin, sur le rivage, ils ramassèrent le dernier requin crevé, le ventre éclaté d’avoir tant mangé. »

Kohokumu marqua un temps d’arrêt et ses yeux rusés se fixèrent sur les miens.

Attends, ô Lakana, dit-il, arrêtant le flot de paroles qui me venait aux lèvres. Tu voudrais insinuer que je n’ai pas vu tout cela de mes propres yeux et que par la suite je raconte sans savoir. Mais je puis prouver ce que j’avance. Mon grand-père a connu le petit-fils de l’oncle du père de l’Enfant des Eaux. Et, là-haut, sur cette roche, se trouve l’endroit d’où il plongeait. Moi-même j’ai plongé de cette pointe d’où l’on voit des homards et aussi des requins. Et là, au fond, je le sais, car je les ai vus et comptés, moi-même, se trouvent les trente-neuf morceaux de lave jetés par l’Enfant des Eaux comme je te l’ai expliqué.

— Mais…, commençai-je.

Il ne me laissa point parler :

— Vois ! s’écria-t-il. Pendant que nous bavardions le poisson a recommencé à mordre.

Il me montra trois des cannes de bambou qui menaient une danse frénétique, indiquant que des poissons se débattaient au bout des lignes.

Tout en appuyant sur sa pagaie, il murmura à mon intention :