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LE CHIEN DU JARDINIER.

Théodore.

L’obscurité l’a arrêté à propos. S’il avait voulu passer plus avant, je l’en aurais empêché.

Tristan.

Je dis en courant à la lampe : « Tu diras que nous sommes des étrangers. » Elle me répondit : « Tu en as menti. » Sur quoi, furieux, je lui ai jeté mon chapeau à la figure !

Théodore.

Ce jour va décider de ma vie.

Tristan.

Vous autres amoureux vous dites toujours cela, même alors que votre existence n’est pas du tout en jeu.

Théodore.

Eh ! mon cher Tristan, que veux-tu que je fasse dans une pareille situation ?

Tristan.

Cesser d’aimer Marcelle. Car si la comtesse venait à savoir ce qui se passe dans sa maison, elle ne le souffrirait jamais, et alors, malgré tout votre esprit, adieu votre place !

Théodore.

Cela est aisé à dire : l’oublier !

Tristan.

Je vais vous enseigner le moyen de guérir de cet amour.

Théodore.

Tu vas me dire des folies.

Tristan.

Il faut de l’art en tout, et je vous prie de m’écouter. — D’abord il vous faut prendre la ferme résolution d’oublier, en vous promettant de ne jamais plus retourner vers votre belle ; car pour peu qu’il reste au fond du cœur le plus léger espoir, il n’y a pas moyen de perdre le souvenir : là où reste l’espoir, le changement n’est pas possible. — Pourquoi pensez-vous qu’il soit quelquefois si malaisé à un homme d’oublier une femme ? c’est que l’idée d’un retour prochain entretient à son insu son amour. Prenez une résolution vigoureuse, et aussitôt l’imagination perd son empire. N’avez-vous pas vu, pour une horloge, quand la corde est à bout, que les roues et les aiguilles aussitôt s’arrêtent ? Eh bien, il en est de même en amour quand on est à bout d’espérance.

Théodore.

Est-ce que ma mémoire ne viendra pas renouveler sans cesse ma douleur, en me rappelant les biens dont je me serai privé ?

Tristan.

La mémoire, il est vrai, est un ennemi qui ne nous lâche pas aisément, comme a dit je ne sais plus quel poète ; mais, pour le vaincre, c’est un grand point de s’être débarrassé de l’imagination.