Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 1.djvu/327

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moi un mari qui mérite ton amour. — Y a-t-il dans toute la contrée un cacique aussi brave, aussi vaillant ? — Depuis l’endroit où naît chaque matin notre soleil jusqu’à ce lieu où il va se cacher tous les jours, y a-t-il, excepté lui qui conduit ici-bas toutes choses, y a-t-il un être qui soit plus puissant que moi sur terre et sur mer ? — La nature et la fortune semblent avoir été d’accord pour faire mon bonheur. La nature m’a donné la santé, la force, l’adresse, l’intelligence, le courage. La fortune m’a donné, avec le pouvoir qui me soumet ce pays, tous les biens que je puis désirer. C’est pour moi que la mer a des coraux et des perles. C’est pour moi que la terre enserre de l’argent et de l’or. C’est pour moi que se trouvent au fond des mines et le diamant dont la dureté ne résiste pas au travail de l’homme, et la belle topaze, et la douce émeraude, et le rubis coloré, et enfin toutes ces pierres précieuses que forme le soleil depuis Guayra jusqu’à Potosi. Tout cela je le mets à tes pieds ; tout cela servirait d’ornement à ta personne, si tu avais besoin de parure ; et je veux couvrir de ces pierres les tambos[1] où tu vas habiter avec moi. Ce pays te fournira toute sorte d’animaux, le taureau bondissant, la brebis robuste[2], le daim léger, le lièvre rapide. Dans nos forêts, sur des arbustes embaumés, se trouvent mille oiseaux variés, l’autruche à l’épais plumage, le paon élégant, le brillant perroquet, le magnifique guacamaye[3], la timide perdrix ; et la mer nous donne et le dauphin, et le tiburon qui a coutume de déposer ses œufs sur le sable du rivage, et la baleine qui nous fournit nos arcs. Tu auras, en outre, à volonté du maïs, du miel, des cocos et toute sorte de fruits d’où nous exprimons une eau savoureuse. En un mot, ce pays est le plus fortuné qui existe. Mais il n’est pas plus fortuné que mon amour, qui possède en toi tous les trésors qu’il désire.

Tacuana.

Dulcan, je connais ton pays et j’apprécie ta tendresse ; mais le cœur d’une femme ne peut se vendre pour rien au monde. Je ne veux pas dire pour cela que je te haïsse, mais que tu m’as enlevée d’auprès de mon père et de mon époux pour me transporter en ce lieu. Cette nuit même notre mariage devait se faire si tu ne fusses venu brusquement l’attaquer. Tu as su de quoi il était question, et comme mon futur est ton ennemi, tu es venu à l’improviste envahir sa terre, et dans le tumulte tu m’as enlevée. Aussi tu comprendras qu’après de si tristes événements, il n’est pas possible que mon âme éprouve quelque plaisir de ces noces ; et je te supplie, Dulcan, par le soleil que tu adores, je te supplie humblement que tu m’accordes quelque délai, pendant lequel je puisse venir à t’aimer, afin

  1. Tambo est un mot indien qui signifie habitation, logis.
  2. Mot à mot : la brebis qui porte charge. Lope veut sans doute désigner le lama ou la vigogne. Mais ces animaux ne se trouvent que dans les Andes, au Pérou et au Chili.
  3. Le guacamaye (guacamayo) est un perroquet qui n’apprend pas à parler.