Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 2.djvu/16

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Albano.

Oui, l’aspect de la mer doit vous plaire, car tout ce qui est insensible à l’amour vous plaît ; et vous devez aimer cette lutte continuelle des ondes, leur fureur et leur courroux. Mais non, vous cherchez ici autre chose, et je pourrais vous dire ce que vous cherchez sur ce rivage : c’est quelque riche étranger, ou quelque riche marchand fameux, ou quelque marin célèbre, récemment arrivé d’un lointain pays avec une bonne cargaison ; et vous vous proposez de lui jeter votre hameçon pour tirer de lui son argent. N’est-ce pas là, dites-moi, ce que vous cherchez sur le port de cette mer ?

Phénice.

Ce qu’il y a de sûr au moins, c’est que ce n’est pas vous que je cherche.

Albano.

Moi, au contraire, c’est pour vous que je viens.

Phénice.

Que me voulez-vous ?

Albano.

Seulement vous voir, pour adoucir par là les chagrins d’une vie que vous avez condamnée à la mort.

Phénice.

Je serais donc votre homicide ?

Albano.

Certainement, puisque je vous connais.

Phénice.

Si vous ignorez, Albano, l’état ou le métier auquel le ciel m’a réduite, écoutez-moi, je vous prie, un moment, afin que vous cessiez de vous obstiner contre le dédain que je vous montre. Je suis née sous une étoile qui m’oblige à poursuivre les poissons de cette mer agitée, comme d’autres poursuivent les oiseaux de l’air. Sans doute vous aurez vu souvent quelque grand seigneur, chasseur décidé, courant par monts et par vaux, tantôt avec des oiseaux de proie, tantôt avec des chiens, sans craindre ni la chaleur ni la froidure. Eh bien ! il en est de même de moi. Seulement, je me suis appliquée à la pêche, et je lance mes filets dans la mer, qui est l’étoile sous laquelle je suis née. Les yeux et la langue sont l’appât de l’hameçon de cet amour. Si cet amour vient à bien mordre, s’il est novice et sans expérience, je soulève aussitôt la ligne, et l’ayant en mon pouvoir, je le comble de mes faveurs durant trois mois, six mois, et même un an. Mais s’il a déjà de l’usage et que je le juge inutile, je le rejette dans la mer sans regret, ne voulant pas qu’un amour qui ne me serait d’aucun profit se suspende à mon hameçon. Si je voyais la beauté la plus rare, la plus accomplie, que la nature ait donnée jamais à un mortel ; si je voyais ce qu’il y a de plus noble, de plus gracieux, de plus charmant ; si je voyais pleurer, gémir pour moi, et que l’on m’immortalisât à l’égal de Béatrix