Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 2.djvu/178

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Pharaon.

Que veux-tu dire ?

Assiris.

C’est que j’aurais pu te rendre un service, si ma mémoire n’eût été celle d’un courtisan qui ne se souvient jamais que de lui-même… Lorsque tu me fis arrêter, ainsi que celui qui tenait compte de ton pain, il y avait dans la prison un jeune homme hébreu qu’on y avait injustement renfermé, et à qui nous fûmes remis par le gouverneur, auquel ses vertus avaient inspiré une entière confiance. Or une nuit, vers l’heure où l’aurore chasse du ciel les étoiles, nous songeâmes chacun un songe que nous lui dîmes, et dont il donna une interprétation qui s’est trouvée conforme à la vérité. — Moi je songeai que je voyais un cep devant moi, et il y avait en ce cep trois sarments ; et aussitôt il fleurit et fut orné de grappes de raisin. Je tenais la coupe en ma main, j’y exprimais le jus des raisins, et je te donnais à boire.

Pharaon.

Eh bien, comment a-t-il interprété ce songe ?

Assiris.

Les trois sarments, dit-il avec sa divine science, ce sont trois jours. Après ce terme, le roi t’enverra appeler, et quand il sera à table tu lui donneras la coupe comme tu faisais auparavant. Alors souviens-toi de moi ; dis-lui que je suis innocent, et qu’il me fasse sortir de prison… » À peine eut-il achevé, que ton pannetier, voyant la prudence du jeune homme, lui parla de cette manière : « J’ai songé que je portais sur la tête trois petites corbeilles pleines de farine et de pain, et que les oiseaux rapides venaient manger ce qui était dans les corbeilles. » À quoi Joseph répondit avec tristesse : « D’ici à trois jours le roi te fera trancher la tête, et l’on te suspendra à un arbre où les oiseaux viendront manger ta chair. » Tu sais, mon seigneur, avec quelle exactitude ces paroles se sont accomplies.

Pharaon.

Tu as été bien ingrat de l’oublier. — Va le chercher. Tu diras au gouverneur que c’est par mon ordre.

Assiris.

C’est le ciel, sans doute, qui a voulu cet oubli.

Il sort.
Pharaon.

Farouche ingratitude, qui rends les yeux aveugles pour qu’ils cessent de voir les bienfaits, tu es le monstre le plus horrible que la terre ait produit, et l’hydre de Lerne n’est rien comparée à toi. — Les palais des rois, une fois qu’on y entre, sont comme le fleuve d’oubli. On n’y entend plus la prière des malheureux. Chacun ne songe, chacun ne travaille qu’à son avantage et à son accroissement personnel.