Page:Lorrain - Buveurs d’âmes, 1893.djvu/44

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dans la vallée, bordé à l’ouest par un grand rideau d’arbres et coupé dans toute sa largeur par les pilotis moussus d’un vieux pont ; les nuits de lune, les clochers de deux églises et la masse énorme d’une ancienne abbaye s’y dédoublaient dans une eau comme maillée d’argent ; les Ponts-et-Chaussées m’ont gâté mon paysage. Que suis-je venu faire ici, dans cette petite ville assoupie où, hormis dans le cimetière, je n’ai plus rien, rien qui me tienne au cœur ?

Oublier que je vis, puisque je n’ai même plus conscience de ma souffrance ! je m’y sens comme engourdi, grisé d’opium, lourd de torpeur.

Il faut que je m’en aille ; l’atmosphère de cette ville morte est comme un philtre, je n’y sens pas battre mon cœur.

29 Juin. — Je ne suis pas parti, j’ai rencontré Madame B… Elle est veuve, je lui ai fait jadis une cour assez pressante, il y a bien dix ans de cela, et avec la belle audace du fat que j’étais alors, dans les premiers mois de son mariage. Aujourd’hui elle est libre, maîtresse d’une jolie fortune et promène dans les villes du littoral sa beauté mûre et reposée de femme de trente