Page:Lorrain - Sensations et Souvenirs, 1895.djvu/173

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de spectres, et c’est la laideur, la banalité même de la vie moderne qui me glacent le sang et me figent de terreur.

Et, s’asseyant brusquement sur un coin de table :

— Ce n’est pas d’ aujourd’hui, tu le sais, que je suis visionnaire. Quand j’étais un misérable damné de l’éther, tu m’as vu en deux ans changer trois fois d’appartement pour échapper à la persécution de mes rêves ; je peuplais littéralement les chambres de fantômes ; il étaient en moi et, dès que je me trouvais seul dans quelque pièce close, l’atmosphère ambiante, toute grouillante de larves, comme une goutte d’eau vue au microscope l’est de microbes et d’infusoires, laissant transparaître à mes yeux d’épouvantables faces d’ombre. C’était l’époque où je ne pouvais promener mes regards dans la solitude de mon cabinet de travail sans voir surgir d’équivoques pieds nus au ras des portières ou d’étranges mains pâles dans l’intervalle des rideaux l’affreuse époque enfin où l’air que je respirais était empoisonné par d’horribles présences et où je me mourais, exténué par d’incessantes luttes contre l’inconnu, à demi fou d’angoisse au milieu de blêmes rampements d’ombres et d’innombrables frôlements.

Mais que tout cela est loin ! Je suis guéri, Dieu merci ! J’ai retrouvé mon appétit et mon sommeil de vingt ans, je dors comme un loir, je mange comme un ogre et, tout cet été, j’ai couru la montagne