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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/134

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ce soit encore très fragile, un tel ménage, à toute heure menacé par le caprice d’un époux changeant, qui peut le briser ou bien y introduire une étrangère. — Donc, on nous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches. Souvent, il est vrai, l’homme que le hasard ainsi nous procure est doux et bon ; mais nous ne l’avons pas choisi. Nous nous attachons à lui, avec le temps, mais cette affection n’est pas de l’amour ; alors des sentiments naissent en nous, qui s’envolent et vont se poser parfois bien loin, à jamais ignorés de tous excepté de nous-mêmes. Nous aimons ; mais nous aimons, avec notre âme, une autre âme ; notre pensée s’attache à une autre pensée, notre cœur s’asservit à un autre cœur. Et cet amour reste à l’état de rêve, parce que nous sommes honnêtes, et surtout parce qu’il nous est trop cher, ce rêve-là, parce que nous risquions de le perdre en essayant de le réaliser. Et cet amour reste innocent, comme notre promenade d’hier à Pacha-Bagtché, quand il ventait si fort.

Voilà le secret de l’âme de la musulmane, en Turquie, l’année 1322 de l’hégire. Notre éducation actuelle a amené ce dédoublement de notre être.

Plus extravagante que notre rencontre va vous sembler cette déclaration… Nous nous amusions à l’avance de ce qu’allait être votre surprise. D’abord vous avez cru que l’on vous mystifiait. Ensuite vous êtes venu, encore indécis, tenté de croire à une aventure, l’espérant peut-être ; vaguement vous vous attendiez à trouver une Zahidé escortée d’esclaves complaisants, curieuse de voir de près un auteur célèbre, et pas trop rétive à lever son voile.

Et vous avez rencontré des âmes.

Et ces âmes seront vos amies, si vous savez être le leur.

Signé : ZAHIDÉ, NÉCHÉDIL ET IKBAL.