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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/206

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nous sépare, nous nous y sentons comme des étrangères. On nous aime, et en même temps on hait en nous notre âme nouvelle. Par déférence, par désir de paix, nous cherchons bien à nous soumettre à des formes, à façonner notre apparence sur des modes et des attitudes d’antan. Mais cela ne suffit pas, on la sent tout de même, là-dessous, cette âme née d’hier, qui s’échappe, qui palpite et vibre, et on ne lui pardonne point de s’être affranchie, ni même d’exister.

Pourtant, de combien d’efforts, de sacrifices et de douleurs ne l’avons— nous pas payé, cet affranchissement-là ? Mais vous n’avez pas dû connaître ces luttes, vous, l’Occidental ; votre âme, à vous, de tout temps sans doute a pu se développer à l’aise, dans l’atmosphère qui lui convenait. Vous ne pouvez pas comprendre…

Oh ! notre ami, combien ici nous vous paraîtrions à la fois incohérentes et harmonieuses ! Si vous pouviez vous voir, au fond de ces vieux jardins d’où je vous écris, sous ce kiosque de bois ajouré, mélangé de faïence, où de l’eau chante dans un bassin de marbre ; tout autour, ce sont des divans à la mode ancienne, recouverts d’une soie rose, fanée, où scintillent encore quelques fils d’argent. Et dehors, c’est une profusion, une folie de ces roses pâles qui fleurissent par touffes et qu’on appelle chez vous des bouquets de mariée. Vos amies ne portent plus ni toilettes européennes, ni modernes tcharchafs; elles ont repris le costume de leur mère-grand. Car, André, nous avons fouillé dans de vieux coffres pour en exhumer des parures qui firent les beaux jours du harem impérial au temps d’Abd-ul-Medjib. (La dame du palais qui les porta était notre bisaïeule.) Vous connaissez ces robes ? Elles ont de longues traînes, et des pans qui traîneraient aussi, mais que l’on relève et croise pour marcher. Les nôtres furent roses, vertes, jaunes:teintes qui sont devenues mortes comme celles des fleurs que l’