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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/234

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souffrance, que nous sommes l’échelon, nous et sans doutes celles qui vont immédiatement suivre, l’échelon par lequel les musulmanes de Turquie sont appelées à monter et à s’affranchir. Mais une petite créature de mon sang, et que j’aurais bercée dans mes bras, la vouer à ce rôle sacrifié, je ne m’en sentais pas le courage.

Hamdi, à cette époque-là, avait l’intention bien arrêtée de demander un poste à l’étranger, dans quelque ambassade. « Je t’emmènerai, me promettait-il, et là-bas tu vivras de la vie des Occidentales, comme la femme de notre ambassadeur à Vienne, ou comme la princesse Éminé en Suède. » Je pensais donc qu’alors, seuls dans une maison plus petite, notre existence deviendrait forcément plus intime. Je pensais aussi qu’à l’étranger il serait content, peut-être fier, d’avoir une femme cultivée, au courant de toutes choses.

Et comme je m’y appliquais, à être au courant ! Toutes les grandes revues françaises, je les lisais, tous les grands journaux, et les romans et les pièces de théâtre. C’est alors, André, que j’ai commencé à vous connaître d’une manière si profonde. Jeune fille, j’avais déjà lu Medjé et quelques-uns de vos livres sur nos pays d’Orient. Je les ai relus, pendant cette période de ma vie, et j’ai mieux compris encore pourquoi nous toutes, les musulmanes, nous vous devons de la reconnaissance, et pourquoi nous vous aimons plus que tant d’autres. C’est que nous nous sommes trouvées en intime parenté d’âme avec vous par votre compréhension de l’Islam. Oh ! notre Islam faussé, méconnu, auquel pourtant nous restons si fidèlement attachées, car ce n’est pas lui qui a voulu nos souffrances !… Oh ! notre Prophète, ce n’est pas lui qui nous a condamnées au martyre qu’on nous inflige ! Le voile, qu’il nous donna jadis, était une protection, non un signe d’esclavage. Jamais, jamais, il n’a entendu que nous ne fussions que des poupées de plaisir : le pieux Imam qui nous