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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/239

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grilles des mystérieux jardins, — quand il vit venir devant lui une barque frêle où ramaient trois femmes drapées de soie blanche ; un eunuque, en redingote correctement boutonnée, se tenait assis à l’arrière, et les trois rameuses donnaient toute leur force comme pour une joute. Elles le croisèrent de près et tournèrent la tête vers lui ; il constata qu’elles avaient des mains élégantes, mais les voiles de mousseline étaient baissés sur les visages, ne laissant deviner rien.

Et il ne se douta point d’avoir rencontré là ses trois petits fantômes noirs, qui étaient devenus, avec l’été, des fantômes blancs.

Le lendemain, elles lui écrivirent :


Le 3 août 1904.

Depuis deux jours, vos amies sont revenues s’installer au Bosphore, côté d’Asie. Et hier matin, elles étaient montées en barque, ramant elles-mêmes, comme c’est leur habitude, pour aller vers Pacha-Bagtché, où c’est plein de mûres dans les haies, et plein de bleuets dans l’herbe.

Nous ramions. Au lieu du tcharchaf et du voile noir, nous n’avions qu’un yeldirmé de soie claire et une écharpe de mousseline autour de la tête : au Bosphore, à la campagne, on nous le permet. Il faisait beau, il faisait jeune, un vrai temps d’amour et d’aube de vie. L’air était frais et léger, et les avirons dans nos mains ne pesaient pas plus que des plumes. Au lieu de jouir paisiblement de la belle matinée, je ne sais quelle ardeur folle nous avait prises de nous hâter, et nous faisions voler notre barque sur l’eau, comme à la poursuite du bonheur, ou de la mort…