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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/263

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port après la tempête. Et lorsque nous leur disions parfois nos rêves vagues et nos désirs imprécis : vivre comme les Européennes, voyager, voir, elles nous répondaient en vantant la tranquillité et la douceur dont nous étions entourées. Tranquillité, douceur de la vie des musulmanes, toute notre enfance, nous n’avions pas entendu autre chose. Aussi rien d’extérieur ne nous avait préparées à souffrir. La douleur est venue de nous. L’inquiétude et l’inassouvissable désir sont nés de nous-mêmes. Et mon drame à moi a vraiment commencé le jour de mon mariage, quand les fils d’argent de mon voile de mariée m’enveloppaient encore…

Oh ! notre première rencontre, André, dans ce sentier, par ce grand vent, vous vous souvenez, auriez-vous pensé en ce temps-là que vous seriez si tôt pour nous un ami très cher ? Et vous, je sens que vous commencez à vous attacher à ces petites Turques, bien qu’elles aient déjà perdu l’attrait d’être mystérieuses. Quelque chose d’infiniment doux s’est glissé en moi depuis notre dernière entrevue, depuis l’instant où votre voix et vos yeux ont changé, parce que vous aviez peur de m’avoir blessée ; alors j’ai compris que vous étiez bon et consentiriez à être mon confident en même temps que mon ami. Quel bien cela me ferait de vous dire, à vous qui devez le comprendre, tant de choses lourdes que personne n’a jamais entendues ; des choses dans ma destinée qui me déroutent ; vous qui êtes un homme et qui savez, vous me les expliqueriez peut-être.

J’ai votre portrait, là, tout près, sur ma table à écrire, et il me regarde avec ses yeux clairs. Vous-même, je vous sais non loin d’ici, sur l’autre rive ; un coin de Bosphore seul nous sépare, et cependant, entre nous deux, quelle distance toujours, quel abîme de difficultés, avec une si constante incertitude de nous revoir jamais ! Malgré tout cela, je voudrais, quand vous aurez quitté notre pays,