Aller au contenu

Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/264

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

plus être seulement un vague fantôme dans votre mémoire ; je voudrais au moins y demeurer comme une réalité, une pauvre, triste petite réalité.

Ces roses sur lesquelles je marchais tout à l’heure, savez-vous ce qu’elles me rappelaient ? Un effeuillement pareil, dans les allées de ce même jardin, il y a un peu plus de deux ans. Mais ce n’était pas une bourrasque d’été, cette fois, qui en était cause, c’était bien l’automne. Octobre avait jauni les arbres, il faisait froid, et nous devions rentrer le lendemain en ville, à Khassim-Pacha. Tout était emballé, la maison en désordre. Nous étions allées dire adieu au jardin et cueillir les dernières fleurs. Un vent aigre gémissait dans les branches. La vieille Irfané, une de nos esclaves un peu sorcière qui lit dans le marc de café, avait prétendu que ce jour était favorable pour des prédictions sur notre destinée. Elle vint donc nous apporter du café qu’il fallut boire ; cela ce passait au fond du jardin, dans un recoin abrité par la colline, et je la vois encore, assise à nos pieds, parmi les feuilles mortes, anxieuse de ce qu’elle allait découvrir. Dans les tasses de Zeyneb et Mélek, elle ne vit qu’amusements et cadeaux; elles étaient encore si jeunes. Mais elle hocha la tête, en lisant dans la mienne : « Oh ! l’amour veille, dit-elle, mais l’amour est perfide. Tu ne reviendras plus au Bosphore de longtemps, et quand tu y reviendras, la fleur de ton bonheur sera envolée. Oh ! pauvre, pauvre ! Il n’y a dans ton destin que l’amour et la mort. » Je ne devais en effet revenir ici que cet été, après mon triste mariage. Cependant, est-ce bien la fleur de mon bonheur qui s’est envolée, puisque, le bonheur, je ne l’ai point connu ?… Non, n’est-ce pas ? Mais jamais sa prédiction finale ne m’avait frappée autant qu’aujourd’hui : « Il n’y a dans ton destin que l’amour et la mort. » DJÉNANE" XXV