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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/350

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Une fois guérie, la petite barbare de la plaine de Karadjiamir était redevenue volontaire et compliquée, plus du tout la « chose humble que son ami pouvait fouler aux pieds ». Oh ! non, car elle écrivait maintenant avec rébellion et violence. C’est qu’il y avait eu, derrière la grille des harems, d’incohérents bavardages sur se livre qu’André préparait ; une jeune femme, que cependant il avait à peine entrevue et seulement sous l’épais voile noir, se serait vantée, prétendaient quelques-unes, d’être son amie, la grande inspiratrice de l’œuvre projetée ; et Djénane, la pauvre séquestrée là-bas, s’affolait d’une jalousie un peu sauvage :

"André, ne comprenez-vous pas quelle rage d’impuissance doit nous prendre, quand nous pensons que d’autres peuvent se glisser entre vous et nous ? Et c’est pis encore quand cette rivalité s’exerce sur ce qui est notre domaine:vos souvenirs, vos impressions d’Orient. Ne savez— vous pas, ou avez-vous oublié que nous avons joué notre vie (sans parler de notre repos), et cela uniquement pour vous les donner complètes, ces impressions de notre pays, —car ce n’était même pas pour gagner votre cœur (nous le savions las et fermé); non, c’était pour frapper votre sensibilité d’artiste, et lui procurer, si l’on peut dire, une sorte de rêve à demi réel. Afin d’arriver à cela, qui semblait impossible, afin de vous montrer ce que, sans nous, vous n’auriez pu qu’imaginer, nous avons risqué, les yeux ouverts, de nous mettre dans l’âme un chagrin et un regret éternels. Croyez-vous que beaucoup d’Européennes en eussent fait autant ?