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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/351

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Oui, il y a des heures où c’est une torture de songer que d’autres pensées viendront en vous qui chasseront notre souvenir, que d’autres impressions vous seront plus chères que celles de notre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et je voudrais, votre livre fini, que vous n’écriviez plus rien, que vous ne pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s’adoucissent jamais plus pour d’autres. Et quand la vie m’est trop intolérable, je me dis qu’elle ne durera pas longtemps, et qu’alors, si je pars la première et s’il est possible aux âmes libérées d’agir sur celles des vivants, mon âme à moi s’emparera de la vôtre pour l’attirer, et, où je serai, il faudra qu’elle vienne.

Ce qui me reste à vivre, je le donnerais sur l’heure pour lire dix minutes en vous. Je voudrais avoir la puissance de vous faire souffrir, — et le savoir, moi qui aurais donné, il y a quelques mois, cette même vie pour vous savoir heureux.

Mon Dieu, André, êtes-vous donc si riche en amitiés, que vous en soyez si gaspilleur ? Est-ce généreux à vous de faire tant de peine à qui vous aime, et à qui vous aime de si loin, d’une tendresse si désintéressée ? Ne gâtez pas follement une affection qui, — pour être un peu exigeante et jalouse, — n’en est pas moins la plus vraie peut-être et la plus profonde que vous ayez rencontrée dans votre vie.

DJÉNANE.


André se sentit nerveux après avoir lu. Le reproche était enfantin et ne tenait pas debout, puisqu’il n’avait parmi les femmes turques d’autres amies que ces trois-là. Mais c’est le ton général, qui n’allait plus. « Cette fois, il n’y a pas à se le dissimuler, se dit-il, voici une vraie fausse note, un grand éclat