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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/55

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Et, malgré tout le vernis de la culture européenne, quand mon âme nouvelle, dont j’étais fière, mon âme d’être qui pense, mon âme consciente, quand cette âme donc souffre trop, ce sont les souvenirs de mon enfance qui reviennent me hanter. Ils reparaissent impérieux, colorés et brillants ; ils me montrent une terre lumineuse, un paradis perdu, auquel je ne puis plus ni ne voudrais retourner ; un village circassien, bien loin, au-delà de Koniah, qui s’appelle Karadjiamir. Là, ma famille règne depuis sa venue du Caucase. Mes ancêtres, dans leur pays, étaient des khans de Kiziltépé, et le sultan d’alors leur donna en fief ce pays de Karadjiamir. Là, j’ai vécu jusqu’à l’âge de onze ans. J’étais libre et heureuse. Les jeunes filles circassiennes ne sont pas voilées. Elles dansent et causent avec les jeunes hommes, et choisissent leur mari selon leur cœur.

Notre maison était la plus belle du village, et de longues allées d’acacias montaient de tous côtés vers elle. Puis les acacias l’entouraient d’un grand cercle, et, au moindre souffle de vent, ils balançaient leurs branches comme pour un hommage ; alors il neigeait des pétales parfumés. Je revois dans mes rêves une rivière qui court… De la grande salle, on entendait la voix de ses petits flots pressés. Oh ! comme ils se hâtaient dans leur course vers les lointains inconnus ! Quand j’étais enfant, je riais de les voir se briser contre les rochers avec colère.

Du côté du village, devant la maison, s’étend un vaste espace libre. C’est là que nous dansions, sur le rythme circassien, au son de nos vieilles musiques. Deux à deux, ou formant des chaînes ; toutes, drapées de soies blanches, des fleurs en guirlandes dans nos cheveux. Je revois mes compagnes d’alors… Où sont-elles aujourd’hui ?… Toutes étaient belles et douces, avec de longs yeux et de frais sourires.

À la tombée du jour, en été, les Circassiens de mon père,