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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/61

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choquée, et on n’osait plus insister. (Elle était venue plusieurs fois, cette vieille dame, faire visite à la fiancée, l’accablant de petites chatteries, de petits compliments démodés qui l’agaçaient, et la dévisageant toujours avec une attention soutenue, pour ensuite la mieux décrire à son fils.) Donc, plus de piano, dans sa maison de demain, là-bas en face, de l’autre côté du golfe, au cœur même du Vieux-Stamboul… Sur le clavier, ses petites mains nerveuses, rapides, d’ailleurs merveilleusement exercées et assouplies, se mirent à improviser d’abord de vagues choses extravagantes, sans queue ni tête, accompagnées de claquements secs, chaque fois que les trop grosses bagues heurtaient les bémols ou les dièses. Et puis elle les ôta, ces bagues, et, après s’être recueillie, commença de jouer une très difficile transcription de Wagner par Liszt, alors, peu à peu elle cessa d’être celle qui épousait demain le capitaine Hamdi-Bey, aide de camp de Sa Majesté Impériale ; elle fut la fiancée d’un jeune guerrier à longue chevelure, qui habitait un château sur des cimes, dans l’obscurité des nuages au-dessus d’un grand fleuve tragique ; elle entendit la symphonie des vieux temps légendaires, dans les profondes forêts du Nord…

(1) Autrement dit une personne qui n’admet que les dates de l’hégire, au lieu d’employer le calendrier européen.

Mais quand elle eut cessé de jouer, quand tout cela se fut éteint avec les dernières vibrations des cordes, elle remarqua les rayons du soleil, déjà rouges, qui entraient